Retour

Que nous dit l’édition 2023 du Digital News Report du Reuters Institute ?

Pour découvrir le rapport dans son intégralité, rendez-vous sur le site du Reuters Institute.

L’institut Reuters/Oxford publie chaque année depuis 10 ans son Digital News Report 1 Digital News Report 2023, Reuters Institute, Nic Newman with Richard Fletcher, Kirsten Eddy, Craig T. Robertson, and Rasmus Kleis Nielsen qui documente la lente érosion de la presse dans le monde. Cette année, plus que les autres, l’actualité met en relief les conclusions du rapport et éclaire de façon très particulière les enjeux que rencontre la presse. Sans énormément spoiler la suite, on peut d’ores et déjà se dire que la situation n’inspire pas à l’optimisme. Est-ce que des solutions existent ? Oui, mais c’est davantage de courage et d’humilité et de responsabilité dont il va falloir faire preuve que d’innovation pour renverser la situation.

DES ENSEIGNEMENTS BRUTAUX

  • Seulement 22 % des 18-24 ans interrogés affirment s’informer directement depuis le site ou l’application d’un éditeur de presse quand ils représentaient encore 53 % en 2015. Les autres entrent en contact avec l’information sur les réseaux sociaux.
  • Instagram (60 %) et Whatsapp (54 %) caracolent en tête des réseaux sociaux les plus utilisés dans le monde quand Facebook (38 %) est en passe d’être repoussé en 4e place par TikTok (38 %). Sous la pression de la concurrence de YouTube (20 % des utilisateurs accédant à l’info par les réseaux) et TikTok (20 % des 18-24 ans) combiné aux difficultés croissantes de modération, Facebook qui représente encore 28 % des utilisateurs accédant à l’info par les réseaux (mais qui lâche 14 % en 7 ans) se désengage du soutien à la presse pour privilégier des contenus moins difficiles à gérer.

Proportion de personnes qui déclarent éviter activement et de façon régulière l’information.

Cette concurrence pour capter l’attention du public bascule nettement en faveur des réseaux sociaux et provoque une distorsion de marché jamais atteinte précédemment. La méfiance s’accentue envers les médias traditionnels et c’est toute l’expertise des médias qui semble être rejetée.

  • Les recommandations par les algorithmes des plateformes perdent du terrain chez les 18-24 ans (30 % vs 49 % en 2016), mais sont encore préférées à l’éditorialisation des journalistes (seulement 27 % des personnes interrogées préfèrent les sélections manuelles aux algorithmes)
  • Les influenceurs ramassent l’autre part du gâteau. Les utilisateurs choisissent de « s’informer » auprès de personnalités ou de créateurs de contenus à 45 % sur YouTube (vs 42 % pour les contenus créés par les médias généralistes), à 52 % sur Instragram (vs 42 %), à 55 % sur Snapchat (vs 36 %) et à 55 % sur TikTok (vs 33 %).
  • Les infos sont moins visibles sur les réseaux du fait du désengagement des plateformes (Facebook et Twitter en tête), alors l’engagement — pilier du web 2.0 de papa — s’effondre. Les sujets politiques sont de moins en moins suivis au bénéfice de contenus d’information plus légers, divertissants ou drôles.
  • Ce recul d’informations authentiques, fiables, sourcées, vérifiées, laisse un espace de plus en plus grand aux contenus mensongers et à la désinformation. L’arrivée des IA génératives accentue certainement le sentiment de confusion. Ce sont donc 53 % des personnes interrogées en Europe (56 % en Asie, 65 % en Amérique du Nord, 62 % en Amérique latine et 77 % en Afrique) qui s’inquiètent de ne pas pouvoir distinguer les informations vraies des fausses sur internet. Et parmi ceux qui n’utilisent que les réseaux sociaux comme source d’information, ils sont 64 % à être très inquiets (vs 50 % pour ceux qui n’utilisent pas les réseaux pour s’informer).
  • Quand il est difficile de distinguer le vrai du faux, alors règne la méfiance. D’autant plus quand certains médias dits « traditionnels » dépassent régulièrement avec la ligne rouge ou manquent de précision dans leurs infos. Ainsi, la confiance dans les médias atteint un des plus bas niveaux de son histoire, notamment en France avec seulement 30 % des personnes interrogées qui affirment avoir confiance dans la presse.
  • Sans confiance, pas d’engagement. La complexité des thématiques, la difficulté à suivre l’actualité, le manque de clarté, la toxicité des débats organisés, les effets sur le moral, le manque de solutions et de débouchés positifs aux histoires présentées rebutent près de 32 % des personnes interrogées. Ces « écartés de l’info », on le verra en détail plus loin,  cherchent des contenus plus positifs, offrant des solutions plutôt que des constats froids laissant impuissants et de la mise en contexte, de l’explication, de la pédagogie en somme.

Alors c’est vrai, la critique des médias explose, notamment à droite du spectre politique où les allégations à la désinformation sont brandies systématiquement comme des paratonnerres imparables et instruments de décrédibilisation systématique 2 à noter qu’aux États-Unis notamment, il est démontré que la désinformation provient davantage de l’extrême droite que de la gauche, Fake news sharing in US is a rightwing thing, says study, 2018. Cela n’améliore guère l’existence des médias.

Il est vrai également que les médias de service public voient, partout, leur budget revu à la baisse 3À lire le communiqué Global Union intitulé « Across europe, attacks on public service broadcasting eroding democracy » et le rapport du Reuters Institute sur le sujet qui indique que « Les médias de service public des six pays ont été confrontés, et continuent de l’être, à de sérieux défis quant à leur capacité à fournir efficacement des informations de service public en ligne. Il s’agit notamment de (…) défis externes d’ordre économique et/ou politique. »  et donc le périmètre de leurs missions restreint d’année en année. Il est aussi vrai, et c’est là un des faits majeurs qui a structuré l’effondrement des médias dans la dernière décennie, que les GAFAMS, dont l’acronyme évolue désormais au rythme de l’émergence de nouvelles « licornes », ont littéralement suffoqué les médias en absorbant la quasi-totalité des revenus générés par la pub en ligne.

Reste qu’au sein des médias, ce n’est plus une prise de conscience à laquelle il faut appeler, mais à une véritable révolution copernicienne.

ADRESSER UN IMPENSÉ

Un des chiffres à retenir c’est que le nombre de personnes prêtes à payer un abonnement plafonne péniblement à 17 % en moyenne avec quelques fortes disparités entre les pays (39 % pour la Norvège et 9 % pour la Grande-Bretagne, 11 % pour la France). Le coût de la vie qui s’envole, le rejet des médias, incite de moins en moins de personnes à prendre un abonnement et la marge théorique de croissance du parc d’abonné se réduit drastiquement pour devenir marginale.

En réalité, aujourd’hui, la bataille qui se joue au sein des services abonnement des médias consiste davantage à lutter contre une envolée du churn 4 Le taux d’attrition correspond au nombre de personnes qui annulent leur abonnement. et à optimiser le tunnel de conversion pour gratter quelques nouveaux abonnés ou en récupérer chez les concurrents et ainsi maintenir sa position au classement ACPM en affichant de bons résultats prompts à satisfaire les actionnaires, les clients et les institutions.

En revanche, rien ne semble fait pour adresser la question des « News Avoiders », éviteurs d’info 5 Personnes interrogées qui indiquent éviter périodiquement toutes les sources d’information et celles qui essaient de restreindre spécifiquement leur consommation d’information à des moments particuliers ou pour certains sujets . Cette année, 36 % des personnes interrogées indiquent « souvent et activement éviter les informations ». Un retrait de deux points par rapport à l’an passé, mais 7 points au-dessus du niveau de 2017. Dans le détail, les comportements face à l’info diffèrent, mais révèlent quelque chose. La moitié (53 % exactement) des « éviteurs d’info » changent de trottoir à la vue d’une info. Là, on sent bien une irritation totale, ce sont les plus durs à atteindre. Les autres ne semblent pas coupés des infos, ils sélectionnent juste ce qu’ils souhaitent éviter (les sujets déprimants par exemple) ou consultent les infos moins souvent pour ne pas en être complètement dégoutés. De ces comportements, tout un tas de stratégies éditoriales radicales et de nouveaux produits peuvent être pensés.

Reste que cette catégorie de lecteurs constitue, au sein des médias, un impensé, une sorte de no man’s land intellectuel où personne ne souhaite se perdre sous peine d’être immédiatement discrédité pour avoir tenté de toucher un public « perdu d’avance ». On se concentre donc sur les lecteurs « solvables » ou susceptibles d’être facilement convertis en abonnés.

Pourtant le nombre d’« éviteur d’info » devient préoccupant et donne encore plus de sens au ridicule taux de confiance de 30 %, accordé aux médias en France 6 la France se classe 38e sur 46 marchés analysés, c’est dire l’ampleur de la catastrophe .

EFFORT ÉDITORIAL ET PROPOSITION ?

On pourrait se dire qu’au sein des plus grands quotidiens français (ou d’ailleurs, les plus grands quotidiens dans le monde) des cellules de crise seraient activées pour conjuguer toutes les forces et les talents disponibles au sein des rédactions et des services supports (marketing, produit, tech) afin de répondre à cet immense sujet au centre de la mission sacralisée du 4e pouvoir, mais non.

D’un point de vue produit éditorial (le contenant) en France comme ailleurs, les efforts de R&D 7 Recherche et développement sont indigents et pour ceux qui étaient en pointe — comme le New York Times — la conjoncture force à réduire la voilure en attendant de meilleurs jours. On navigue à vue. Bien sûr, la hype de l’intelligence artificielle semble en exciter beaucoup, mais elle semble davantage se focaliser sur des aspects marketing ou d’automation de contenus et loupe par exemple l’idée de la création d’un PressGPT qui donnerait pourtant un bel avantage à une industrie en difficulté.

Côté rédaction, les habitudes ont la peau dure. La même semaine que la publication de ce rapport survenait dans l’actualité des évènements qui entraient en collision les unes avec les autres. D’un côté la disparition d’un sous-marin d’exploration en approche de l’épave du Titanic a mobilisé la couverture de toutes les chaines d’info et fait les gros titres sur le web et en papier et de l’autre le naufrage d’un bateau en méditerranée qui a fait 600 victimes, mais 4 à 5 fois moins de couverture médiatique, les canicules sous-marines (100 fois moins), etc. Je vous engage à lire l’article sur Bon Pote qui  rapporte l’ensemble de façon éclairante 8 Naufrage médiatique, Bon Pote, 2023 .

Une illustration tragique des chiffres mis en avant par le Reuters Institute qui démontre — une fois de plus — que la presse dans son grand ensemble ne peut plus faire l’économie de penser son rapport aux publics écartés de l’info. D’ailleurs, elle ne peut plus faire l’économie de réfléchir aux véritables nouvelles façons de s’informer, aux formats adaptés, aux besoins sociaux qui en découle.

Notes :

Notes :
1 Digital News Report 2023, Reuters Institute, Nic Newman with Richard Fletcher, Kirsten Eddy, Craig T. Robertson, and Rasmus Kleis Nielsen
2 à noter qu’aux États-Unis notamment, il est démontré que la désinformation provient davantage de l’extrême droite que de la gauche, Fake news sharing in US is a rightwing thing, says study, 2018
3À lire le communiqué Global Union intitulé « Across europe, attacks on public service broadcasting eroding democracy » et le rapport du Reuters Institute sur le sujet qui indique que « Les médias de service public des six pays ont été confrontés, et continuent de l’être, à de sérieux défis quant à leur capacité à fournir efficacement des informations de service public en ligne. Il s’agit notamment de (…) défis externes d’ordre économique et/ou politique. »
4 Le taux d’attrition correspond au nombre de personnes qui annulent leur abonnement.
5 Personnes interrogées qui indiquent éviter périodiquement toutes les sources d’information et celles qui essaient de restreindre spécifiquement leur consommation d’information à des moments particuliers ou pour certains sujets
6 la France se classe 38e sur 46 marchés analysés, c’est dire l’ampleur de la catastrophe
7 Recherche et développement
8 Naufrage médiatique, Bon Pote, 2023
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.