Dans un post précédent 1Holubowicz Gerald, “Comment penser une autre approche “produit” dans les médias ?”, journalism. design, 2020. URL : https://journalism.design/featured/comment-penser-une-autre-approche-de-la-technique-dans-les-medias/ , j’imaginais quelques hypothèses de travail pour penser la place du « produit » dans les rédactions. L’allumette que j’ai craquée a mis le feu aux poudres et m’a poussé à continuer ma réflexion sur la place de la Tech et notamment de cette notion de product management. Je vous propose de continuer cette exploration ensemble.
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Si j’ai soigneusement évité de parler de journalisme dans « Comment penser une autre approche produit dans les médias ? » pour imaginer ce que pourrait-être de bonnes pratiques « produit », je concède qu’il y avait une limite à cette proposition : dans une rédaction le journalisme se niche dans tous les coins. Difficile donc d’ignorer plus longtemps ce qui semble aussi visible que le nez au milieu de la figure. La façon dont les journalistes abordent cette idée de produit trace les contours d’une réalité qui tranche radicalement de la vision du produit dans d’autres industries. Pour le dire simplement, il y a une spécificité du produit éditorial (numérique ou non) qui mérite d’être étudiée.
Au cœur du média bats une rédaction, qui pense depuis longtemps — sinon depuis toujours — que le journalisme, c’est ça le produit ! Cette idée résulte d’une logique simple. Ce qu’on retrouve dans les kiosques, ce qui fait parler en ligne, ce qui influence parfois la vie quotidienne des gens, c’est le résultat de la production des journalistes.
Selon moi à ce stade, il y a déjà une confusion entre l’information, qui est en effet un des produits des journalistes et le journalisme lui-même qui est le processus par lequel l’information devient une matière sur laquelle vont travailler différents corps de métiers au sein d’une rédaction. Le média diffuse l’information travaillée par la rédaction en lui associant les valeurs qui sont les siennes.
Un déficit de culture du web technique
Pour comprendre pourquoi les journalistes en poste perçoivent leur activité comme étant le produit d’une rédaction, il faut en premier lieu regarder du côté des écoles et des universités qui se révèlent être des lieux encore très fermés. Des endroits parfois empreints d’un certain conservatisme professionnel, où les parcours issus du droit et des instituts d’études politiques prévalent sur les parcours plus littéraires et où les parcours universitaires plus techniques et scientifiques sont rares sinon inexistants 2Lafarge Géraud, Marchetti Dominique, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4 (n° 189), p. 72-99. URL: https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2011-4-page-72.htm | NOTE : La situation évolue sur un certain nombre de points notamment, mais très lentement .
Ces lieux d’apprentissage permettent bien entendu d’acquérir un certain nombre de savoirs techniques et de savoir-faire, mais contribuent également à la perpétuation d’une vision professionnelle parfois un peu compassée régie par un jeu de normes et de représentations conformes aux canons de l’âge d’or du journalisme pré-numérique 3PIGNARD-CHEYNEL, Nathalie ; LAZAR, Mirela. Les étudiants en journalisme face au web 2.0 : Une difficile conciliation entre culture participative et identité professionnelle In : Savoirs en action : Culture et réseaux méditerranéens [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2013. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/editionscnrs/17408. ISBN : 9 782 271 130 099. | NOTE : l’étude n’est pas la plus récente, elle reste encore très pertinente même s’il faut l’accorder, les écoles font des efforts pour introduire une forte dimension numérique et de nouveaux savoir-faire liés à la montée en force des plateformes et des applications du genre Mobile Video, Production sur les réseaux sociaux. .
Bien sûr, par la force des choses les cursus ont évolué et proposent aujourd’hui des modules qui anticipent partiellement la demande des rédactions (data-journalisme, nouvelles écritures). Ces nouveaux enseignements liés à la transformation numérique des médias se retrouvent, hélas encore trop souvent, hors du tronc commun en mineure ou en option. Reste que si depuis une dizaine d’années les journalistes sortent avec des savoir-faire plus ou moins adaptés, ceux en poste peinent à se former (les raisons sont nombreuses : réticences internes, la formation continue n’est pas valorisée, parcours compliqués).
Difficile de leur jeter la pierre, le décalage entre certaines formations proposées et la réalité interne des rédactions et des médias est parfois très grand. Certains besoins peuvent être identifiés, mais dépriorisés par rapport à d’autres chantiers plus urgents, ou sous-estimés faute de réelle prise de conscience quand ce n’est pas tout simplement l’organisation qui ne permet pas de soutenir l’activité qui découlerait de la formation. Pour résumer, l’innovation oui, tant qu’elle ne fait pas de croche-pied à la routine quotidienne et aux chantiers considérés comme plus importants.
Un dernier point, ce manque d’acculturation à certaines compétences techniques tirées du monde du numérique et adaptées au monde de l’information ne permet pas aux rédactions de recruter en nombre suffisant des candidats ayant une double lecture professionnelle : celle du journaliste et celle du technicien 4qu’il soit data analyste, chef de produit, développeur ou que sais-je encore.
Une culture « tech » peu adaptée aux médias
Ce défaut de candidatures qualifiées pour traiter les enjeux du numérique, les médias ont tenté d’y remédier pour faire face à un certain nombre d’impératifs comme la fabrication et le maintien de leur site web, de leur app et de services connexes. Comme beaucoup, ils ont pioché dans un vivier de techniciens compétents formés dans les cursus spécialisés 5aux Gobelins, à 42, dans les écoles d’ingénieurs IT, les DUT ou les BTS, les cursus spécifiques à la fac.
- L’avantage de cette stratégie transparait immédiatement. Les changements liés à la transformation numérique étant légion et les horizons de changement très courts, embaucher des collaborateurs formés aux différentes technologies utilisées permet de régler rapidement d’épineux défis. Infrastructure, site web, applications, newsletters, accès aux ordinateurs, impression, tout ce qui touche de près ou de loin à « l’informatique » peut-être pris en main par ces nouvelles recrues.
- Inconvénient majeur de cette solution, toute une culture accompagne ces compétences très recherchées. Une culture radicalement différente de celle qu’on rencontre dans une rédaction traditionnelle (au sens large si on pense à la maquette, l’édition, les abonnements, le marketing, la publicité, etc. qui partagent la culture de la rédaction).
La « tech » comme beaucoup l’appelle, repose sur des méthodes de travail très différentes, plus pragmatiques, reposant sur des objectifs quantifiables, chiffrés et standardisés. Elle entretient une culture de veille et de mise à jour permanente des procédés, des outils, des technologies. Le produit devient un projet qu’on suit de sa conception à son retrait du marché, priorisation les tâches à effectuer, mise en place des conditions d’exécution qui permettront d’obtenir des « livrables », teste de conformité des livrables et analyse des données par le biais des objectifs business, UX ou technologiques. On est désormais Agile, on parle y constamment une sorte de franglais très technique, parfois un brin ésotérique pour le non-initié.
Les journalistes, dont les profils littéraires tranchent dans un monde régit par le rigorisme numérique du code, peinent à appréhender pleinement les dépendances techniques de leur activité, voire y sont complètement réfractaires par posture ou par disposition. Rien ne permet donc ici de favoriser l’échange. Difficile de leur en vouloir.
Les développeurs bénéficient d’une situation de tension sur le marché du travail. Trop de demandes et pas assez d’offres. Tout le monde se les arrache. Les tarifs « jour » flambent et tous ont le luxe de choisir un nouvel employeur à tous moments augmentant ainsi le volume de rotation, ce fameux turn-over qui mine les équipes en créant une instabilité permanente des effectifs 6« Les développeurs, divas des temps numériques ? », Maddyness, 2020. Les médias sont en compétition directe avec d’autres secteurs qui ont compris comment employer les personnels de la Tech et leur offrent des rémunérations parfois nettement supérieures. Cette singularité se traduit même géographiquement. Les services « support » ou techniques sont souvent isolés des rédactions, croisent peu les journalistes, sont rarement invités aux réunions de projets et l’agilité vendue pendant les entretiens d’embauche disparait dans le chaos du quotidien 7 Anca Boboc et Jean-Luc Metzger, « Les méthodes agiles et leurs contradictions », Sociologies [en ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 28 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/12471.
La culture « tech » de ces nouvelles recrues a provoqué initialement deux types de réactions dans les rédactions : une sorte de défiance à l’encontre du numérique 8on peut même parler parfois d’un certain mépris au sens exposé ici : Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse, « Introduction. — Le mépris en discours », Lidil [en ligne], 61 | 2020, mis en ligne le 02 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/lidil/7264. C’est-à-dire le mécanisme de défense qui consiste à accorder une valeur dérisoire à quelqu’un ou quelque chose en relation à sa sphère des valeurs et l’identification à des modèles que nous nous efforçons d’atteindre. et de la peur.
Ré (d) action épidermique
Tout d’abord, la défiance. On peut considérer deux aspects : le différentiel qualitatif des standards moraux et éthiques portés par les journalistes et les équipes techniques et sur la place du numérique dans la vie d’un média.
On ne peut pas dire que ce soit une surprise, les journalistes placent leur éthique très haut voire y puisent leur raison d’être. La charte de Munich, les codes de déontologie propres aux rédactions, tous ces textes imposent un cadre de valeur puissant qui demande à tous les professionnels de l’information un comportement irréprochable.
Il faut rappeler que l’éthique du journaliste crée un contrat moral entre le lecteur, le spectateur ou l’auditeur et le journaliste dans lequel la qualité de l’information repose sur la vérification, la multiplication des sources et un traitement objectif 9 François Borel-Hänni, « La responsabilité sociale du journaliste comme socle du processus de production de l’information », Communiquer [en ligne], 14 | 2015, mis en ligne le 17 juillet 2015. URL : http://journals.openedition.org/communiquer/1636 ; pour créer un rapport de confiance solide et durable avec le public.
Ce contrat de confiance — qui aujourd’hui se détériore faute de mise à plat sincère — n’est que très peu discuté par la profession qui en fait pourtant une pierre angulaire de sa pratique, de façon parfois dogmatique (tant il est vrai qu’il est agressé de toutes parts) au point même d’en rejeter l’examen par ses pairs 10je pense ici au très controversé Conseil de déontologie. Peu de pays ont par ailleurs adapté leurs pratiques à la nouvelle réalité du numérique et quasiment tous vont devoir réexaminer leurs standards face aux nouvelles pratiques du web 11Díaz-Campo, J., & Segado-Boj, F. (2015). Journalism ethics in a digital environment: How journalistic codes of ethics have been adapted to the Internet and ICTs in countries around the world. Telematics and Informatics, 32 (4), 735–744. URL : Journalism ethics in a digital environment: How journalistic codes of ethics have been adapted to the Internet and ICTs in countries around the world.
Il y a donc peu de place pour l’approximation. Impossible de déroger à cette norme supérieure qui pèse de toutes ses forces sur tous les corps de métier en contact avec une rédaction. Les autres cultures constituent une menace parce qu’elles seront perçues, soit moins exigeantes ou directement opposées aux valeurs présentes dans une rédaction.
On peut dire sans offenser personne que l’éthique — sans être absente — occupe par nature une place moins prégnante dans les métiers du numérique que dans les métiers de l’information. Si des débats interprofessionnels s’organisent sur des thématiques plus proches des sujets chers aux journalistes comme notamment autour de l’intelligence artificielle, de l’impact environnemental des technologies numériques ou de la place des GAFAs, elles ne concernent encore que peu de monde et sont rarement perçues par les journalistes 12j’espère que ces débats prendront de plus en plus de place et qu’ils seront reconnus jusque dans les salles de rédaction, le besoin d’aligner nos stratégies dans ces domaines me semble crucial. Le faible nombre de régulations spécifiques au web et aux pratiques qu’on y rencontre n’aide pas par ailleurs à créer des standards éthiques que les professionnels peuvent suivre.
La raison historique de la forte méfiance des journalistes face à la Tech tient aussi à la nature même des médias traditionnels, les mainstreams medias. Le circuit de production entièrement consacré à la version imprimée des titres de presse ou aux deadlines inévitables que sont les grands journaux télévisés ou les matinales radio ne laisse en effet que peu de place au développement d’une stratégie multiplateforme numérique 13Gillian Doyle (2015) Multi-platform media and the miracle of the loaves and fishes, Journal of Media Business Studies, 12:1, 49–65, DOI: 10.1080/16522354.2015.1027113.
Ces échéances fondamentales dans la vie des médias structurent depuis leur origine à la fois leur fonctionnement, mais infusent également des valeurs et des pratiques propres au métier (respect des deadlines, contact avec le public, questionnement des pratiques, collaboration très forte, développement d’une forme de camaraderie proche de celle qu’on retrouve entre frères d’armes).
Le développement d’une approche multiplateforme numérique a bouleversé ces cycles inscrits dans l’ADN des médias depuis leur création, créant des tensions dans la production et le management. Le numérique a pesé sur les structures qui ont dû fondamentalement repenser leur organisation afin d’absorber les nouvelles contraintes. Une réorganisation menée très souvent à coups de plans sociaux, de renforcement de la présence managériale, de pression sur la productivité, ce qui n’a pas aidé à « vendre » la transformation numérique aux équipes souvent traumatisées par ces agressions successives.
La peur du cheval de Troie
La peur ensuite. Elle apparait face à la montée en puissance du numérique dans la société et au sein des médias.
L’adoption quasi exponentielle de nouveaux usages et de nouveaux outils ces dernières années contraste avec l’érosion indiscutable des ventes que subit la presse, ou la fragmentation du temps d’écoute pour la télévision et la radio.
L’inexorable et lente glissade sur laquelle semblent s’engager les médias et particulièrement la presse écrite dans les années 2000 à 2010 révèle l’apparente obsolescence d’un modèle pourtant bâtit sur un siècle d’expériences face à un modèle dont la pertinence étonne jusqu’à ses promoteurs les plus farouches. On l’a vu précédemment, les stratégies multiplateformes par leur caractère obligatoire et leur mise en place rapide abiment la perception qu’ont les rédactions du numérique.
Il s’agit donc pour les journalistes de prendre position. Soit la transformation numérique de leur média se traduit en une évolution du modèle initial et dans ce cas, il s’agit de réinterpréter voire d’inventer les process, les outils, la relation aux lecteurs/auditeurs/téléspectateurs et le modèle économique pour l’adapter à cette nouvelle réalité. Soit il s’agit de résister au changement qui met en péril les médias, et par extension leurs valeurs et leur éthique.
Un peu par obligation, un peu grâce à la conviction (tardive) de certaines directions, de nouveaux métiers commencent à apparaitre au sein des médias dans les années 2015 en France (bien avant aux États-Unis). Ceux qui se retrouvent à ces postes sont parfois soupçonnés par les rédactions d’être autant de chevaux de Troie dont la présence va précipiter la fin des médias traditionnels. Une sorte d’agression interne permanente. La plupart du temps, leur arrivée se passe dans l’indifférence la plus totale, ce qui n’est pas non plus une très bonne nouvelle.
Pour éviter les frictions et parce que certains besoins sont naturellement proches, les métiers « supports » sont rattachés plus souvent aux services informatiques plutôt qu’à la rédaction. Les journalistes ne croisent que très peu ces chefs de projet, designer et data-analystes qui ne sont d’ailleurs pas encouragés à créer le contact ou très brièvement.
Autre facteur de méfiance dans certains médias : la nature du contrat qui lie ces nouveaux collaborateurs à l’entreprise. Les conventions collectives diffèrent souvent entre journalistes et métiers « support ». Les gars de la Tech 14oui, ce sont des gars la plupart du temps, peu de diversité et peu de femmes même si la profession se féminise et c’est tant mieux | Des ordis, des souris et des hommes, Les couilles sur la table #58, Victoire Tuaillon, Binge Audio, 2020 sont embauchés très souvent sous une convention collective SYNTEC, offrant moins de garanties que la convention collective de la presse et du journalisme.
Ce qui pourrait passer pour une injustice aux yeux d’une rédaction soucieuse d’intégrer les métiers qui contribueront au développement du média pour lequel ils travaillent, passe en réalité pour une tentative de noyautage. Certaines fois, ils n’ont d’ailleurs pas tort, il suffit de regarder comment se comporte Reworld Media pour immédiatement se ranger du côté des journalistes 15La rédaction de Science et Vie en lutte contre Reworld Media, Acrimed, janvier 2021.
Cette distance soigneusement entretenue ne favorise pas le dialogue entre différents corps de métiers et se traduit dans l’appréciation de ce qu’est le produit final.
S’il fallait résumer, du point de vue des journalistes, tout ce qui contient du journalisme tombe sous l’escarcelle de la rédaction. Les métiers supports (design, UX, chef de projet/produit, développeurs) sont rarement vus comme des sources positives d’amélioration du contenu en lui-même (la question leur est d’ailleurs rarement posée). Ils se trouvent généralement dans une posture de prestation interne façon SS2I maison et doivent répondre aux demandes (polies) que la rédaction leur adresse.
Un produit ? Mais quel produit ?
Si l’on doit dresser une liste (presque) exhaustive de ce qu’une rédaction considère être, un produit, on y trouve pêle-mêle : les newsletters, les applications 16les apps étaient vus comme une révolution à la sortie de l’iPad notamment celle de Wired qui avait fait sensation à l’époque. Les sites web (qui sont clairement identifiés comme les équivalents du journal, contrairement aux apps qui font moins de visiteurs uniques). À cela s’ajoute ce qu’on appelle encore parfois les nouveaux formats à savoir les longforms en scrollytelling ou de datavisualisation, les webdocumentaires, les podcasts natifs ou les articles audio, les dispositifs de réalité virtuelle ou de réalité augmentée, les chatbots, les chaines Whatsapps, les groupes Facebook, les Stories et les Reels sur les comptes Instagram, Snapchat, TikTok ou Twitter (rien pour Linkedin, pas de bol), les chaines YouTube, Twitch et parfois même Discord en live ou pas, les events AFK 17« Away From the Keyboard », anciennement appelés events « IRL pour in Real Life », encore plus anciennement appelés « Rencontres publiques ». Je dois en oublier, mais en gros tous les objets où se trouve de façon évidente un contenu produit par la rédaction.
Ces « produits » sont en général portés par des journalistes, parfois avec l’aide d’un métier support dans le cas de projets difficiles, parfois sans soutien particulier. Les projets sont menés la plupart du temps sans formalisme ou routine. Les méthodes et leur complexité varient grandement en fonction de la maturité des réflexions. Bien évidemment, le Monde, le Figaro, The Guardian, la BBC, le New York Times, NPR ou Vox pour ne citer qu’eux sont des exemples dans le domaine. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à communiquer largement leurs pratiques à travers différents comptes sociaux et documents disponibles en ligne.
Du point de vue des fonctions supports, si certains souhaitent développer leur créativité et travailler main dans la main avec des journalistes, les occasions se font rares quand elles existent. Ils sont donc cantonnés à des sujets pas toujours glamours, mais très utiles comme la collecte de données utilisateurs pour piloter les « produits numériques » (Cf plus haut), la fabrication des tunnels d’abonnement pour convertir le plus de visiteurs en abonnés fidèles (non je ne pense pas que la fidélité découle de la qualité du tunnel dans lequel on a fait entrer un lecteur, la rétention en revanche, c’est une autre histoire), la refonte structurelle des sites, les questions de SEO (sujet sur lequel les rédactions sont toujours sollicitées faut être honnête et heureusement) la maintenance fonctionnelle des sites, les recommandations de solutions technologiques entre autres.
Comment réconcilier ces deux réalités ?
Les spécificités de la presse ne permettent pas d’effectuer un simple copier-coller des méthodes qui sont appliquées dans d’autres secteurs. On l’a vu le cadre intellectuel dans lequel évolue la presse (exigences éthiques, rôle attribué par ses acteurs, par le public) tout comme le double marché (imprimé et numérique) sont des points différenciants majeurs.
L’accès à l’information (éclatée en ligne, concentrée autour de points réglementés hors-ligne), le contexte d’utilisation (au travail, chez soit, dans les transports, pour un usage récréatif ou militant, etc.), la motivation qui pousse un individu à entrer en contact avec un de ces produits, mais aussi les conséquences de cette utilisation (le fameux impact) ou le degré de partageabilité sont des paramètres qui diffèrent grandement d’autres industries.
Le public auquel s’adresse un média n’est pas un simple groupe d’utilisateurs focalisé sur son seul besoin utilitaire. Un média s’adresse à un public de citoyens concernés dont les opinions politiques, idéologiques, économiques, culturelles et religieuses sont clef dans la réception de l’information. La réception de l’information est conditionnelle à ces facteurs qualitatifs et ne peut en être séparée. On ne peut donc pas limiter l’approche produit à un « utilisateur » sans risquer passer à côté de l’essentiel. Les indicateurs de performance classiques répondent à une logique qui repose sur le principe du chalut : il faut ramener le maximum de gens vers soit pour les convertir en acheteur ou en utilisateur payant. L’offre importe peu, les méthodes sont toujours les mêmes et s’appliquent pour tous les secteurs indifféremment… sauf pour les médias. Nous avons besoin de construire des indicateurs de performance adaptés et de professionnels capables de les imaginer.
La marque est le premier point de contact avec ce public. C’est elle qui porte la réputation des générations de journalistes qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. Un produit qui émane de la rédaction doit porter toutes les valeurs du titre qui lui permet d’exister. Il doit résonner avec les objectifs intimes de ce média et ne jamais trahir sa direction éditoriale.
Afin d’atteindre ces objectifs, un média doit-être en mesure de recruter des collaborateurs qui comprennent les défis multiples et souvent transversaux de la conception et la gestion de produit. Si ces collaborateurs n’écrivent pas, ne photographient pas et ne signent pas leur travail, leur impact n’en est pas moins réel et mesurable. Ils doivent donc non seulement être alignés sur les valeurs de la rédaction, mais être eux-mêmes porteurs de valeurs reconnues légitimes par la rédaction. Le chef de produit doit être un journaliste comme les autres.
Pour arriver à ce que de tels profils émergent sur le marché du travail, on ne peut pas se contenter d’attendre qu’un couteau suisse se passionne pour les métiers de l’information. Il faut donc mettre en place les conditions favorables à la création d’un cycle de formation, d’études et d’un ensemble de pratiques professionnelles reconnues par les rédactions.
En premier lieu, il semble essentiel de mettre en place un réseau de professionnels praticiens conscient des enjeux et désireux de définir et d’activer un ensemble de pratiques propres au produit éditorial.
Ce réseau doit ensuite trouver un écho auprès d’universitaires intéressés par les spécificités de la presse et des médias pour qu’ils puissent développer en co-création avec les praticiens un cadre plus théorique d’apprentissage.
À la suite de quoi les écoles, les facultés et les centres de formation devraient à minima être en mesure de proposer un module de Responsable produit éditorial ou Directeur Produit Éditorial dans leur tronc commun de formation initiale ? Il faut également fournir une proposition de formation continue qui permette aux journalistes en poste de mieux comprendre cet environnement qui va désormais être le leur ou pour leur permettre d’exploiter leurs talents.
Dernier effort, côté employeur, il faut encourager l’intégration de postes « junior » et favoriser l’apprentissage interne. Promouvoir la filière et ses avantages.
Bien entendu, personne dans les médias n’a attendu ce texte ni d’autres avant ou après lui pour imaginer, concevoir, développer et diffuser de très bonnes et très intéressantes productions. Il suffit de voir les récents efforts du Monde, ceux de l’Avenir depuis quelques années, des Échos, du New York Times, du Guardian ou du groupe Schibsted pour s’en convaincre. L’enjeu n’est pas de faire ce qui est déjà fait, mais de constituer un corps de métier parfaitement adapté aux demandes d’un secteur en très grande difficulté qui va devoir déployer des trésors d’ingéniosité pour convaincre de nouveaux lecteurs, spectateurs, auditeurs de rejoindre le rang de leurs abonnés. Faites-moi part de vos réflexions, en message privé, en commentaire, sur les réseaux sociaux et encore merci pour votre lecture.
Notes :
↑1 | Holubowicz Gerald, “Comment penser une autre approche “produit” dans les médias ?”, journalism. design, 2020. URL : https://journalism.design/featured/comment-penser-une-autre-approche-de-la-technique-dans-les-medias/ |
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↑2 | Lafarge Géraud, Marchetti Dominique, « Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4 (n° 189), p. 72-99. URL: https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2011-4-page-72.htm | NOTE : La situation évolue sur un certain nombre de points notamment, mais très lentement |
↑3 | PIGNARD-CHEYNEL, Nathalie ; LAZAR, Mirela. Les étudiants en journalisme face au web 2.0 : Une difficile conciliation entre culture participative et identité professionnelle In : Savoirs en action : Culture et réseaux méditerranéens [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2013. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/editionscnrs/17408. ISBN : 9 782 271 130 099. | NOTE : l’étude n’est pas la plus récente, elle reste encore très pertinente même s’il faut l’accorder, les écoles font des efforts pour introduire une forte dimension numérique et de nouveaux savoir-faire liés à la montée en force des plateformes et des applications du genre Mobile Video, Production sur les réseaux sociaux. |
↑4 | qu’il soit data analyste, chef de produit, développeur ou que sais-je encore |
↑5 | aux Gobelins, à 42, dans les écoles d’ingénieurs IT, les DUT ou les BTS, les cursus spécifiques à la fac |
↑6 | « Les développeurs, divas des temps numériques ? », Maddyness, 2020 |
↑7 | Anca Boboc et Jean-Luc Metzger, « Les méthodes agiles et leurs contradictions », Sociologies [en ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 28 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/12471 |
↑8 | on peut même parler parfois d’un certain mépris au sens exposé ici : Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse, « Introduction. — Le mépris en discours », Lidil [en ligne], 61 | 2020, mis en ligne le 02 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/lidil/7264. C’est-à-dire le mécanisme de défense qui consiste à accorder une valeur dérisoire à quelqu’un ou quelque chose en relation à sa sphère des valeurs et l’identification à des modèles que nous nous efforçons d’atteindre. |
↑9 | François Borel-Hänni, « La responsabilité sociale du journaliste comme socle du processus de production de l’information », Communiquer [en ligne], 14 | 2015, mis en ligne le 17 juillet 2015. URL : http://journals.openedition.org/communiquer/1636 ; |
↑10 | je pense ici au très controversé Conseil de déontologie |
↑11 | Díaz-Campo, J., & Segado-Boj, F. (2015). Journalism ethics in a digital environment: How journalistic codes of ethics have been adapted to the Internet and ICTs in countries around the world. Telematics and Informatics, 32 (4), 735–744. URL : Journalism ethics in a digital environment: How journalistic codes of ethics have been adapted to the Internet and ICTs in countries around the world |
↑12 | j’espère que ces débats prendront de plus en plus de place et qu’ils seront reconnus jusque dans les salles de rédaction, le besoin d’aligner nos stratégies dans ces domaines me semble crucial |
↑13 | Gillian Doyle (2015) Multi-platform media and the miracle of the loaves and fishes, Journal of Media Business Studies, 12:1, 49–65, DOI: 10.1080/16522354.2015.1027113 |
↑14 | oui, ce sont des gars la plupart du temps, peu de diversité et peu de femmes même si la profession se féminise et c’est tant mieux | Des ordis, des souris et des hommes, Les couilles sur la table #58, Victoire Tuaillon, Binge Audio, 2020 |
↑15 | La rédaction de Science et Vie en lutte contre Reworld Media, Acrimed, janvier 2021 |
↑16 | les apps étaient vus comme une révolution à la sortie de l’iPad notamment celle de Wired qui avait fait sensation à l’époque. |
↑17 | « Away From the Keyboard », anciennement appelés events « IRL pour in Real Life », encore plus anciennement appelés « Rencontres publiques » |