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Joaquin Oliver, victime de la tuerie de Parkland, ramené a la vie.

En février 2018, au lycée Marjory Stoneman Douglas en Floride, Nikolas Cruz abat près de 17 personnes de sang froid, dont Joaquin « Guac » Oliver, 17 ans. Trois plus tard, ses parents Manuel et Patricia Oliver se lancent dans une campagne anti-armes à feu et font revenir leur fils à la vie dans un clip qui interroge. 

Le visage figé du jeune garçon semble venir d’ailleurs. Bonnet noir rivé sur la tête, « Guac » demande à ce qu’on vote à sa place pour un contrôle plus ferme des armes à feu aux États-Unis, lui qui ne pourra pas le faire en novembre. « Rien n’a changé. Les gens se font toujours tuer par des armes. Tout le monde le sait, mais ils ne font rien. Je suis fatigué d’attendre que quelqu’un arrange ça » 1« Nothing’s changed, bro. People are still getting killed by guns. Everyone knows it, but they don’t do anything. I’m tired of waiting for someone to fix it,” unfinishedvotes.com.

La vidéo a été réalisée par  David Gaddie pour The Colony 2le profil de David Gaddie, sur le site de The colony et le deepfake par le studio d’effets spéciaux et de postproduction Lightfarm 3le site du studio. Contrairement aux médias synthétiques que l’on rencontre habituellement sur le web, les conditions de production ont été très différentes. Quand on réalise un faceswap, c’est-à-dire cette greffe numérique de visage caractéristique des deepfakes, on doit trouver de nombreuses images de référence d’un acteur, d’une femme ou d’un homme politique pour que l’algorithme puisse réaliser une vidéo réaliste. Plus les images sont de bonne résolution plus le résultat sera convaincant. Par exemple, les images d’Harrison Ford jeune ont pu être facilement collectées pour fabriquer le deepfake de « Solo » 4Harrison Ford in Solo : A Star Wars Story, Sham00k, 16 août 2020 qui a tourné tout l’été sur YouTube.

Difficile de trouver autant d’images de référence pour réaliser le deepfake de Joaquin. C’est donc un procédé nouveau, permettant de recréer un visage à l’aide d’une photo réalisée à partir de trois autres qui a été employée. Le résultat manque de vérité, mais est-ce là le véritable problème ?

L’activisme pour survivre

Dévastés par la mort de leur fils, les parents de Joaquin Oliver se sont très vite engagés dans la lutte contre les armes à feu aux États-Unis, prêtant volontiers l’image de leur fils pour diverses campagnes-chocs de l’organisation Change the Ref 5le site de Change the Ref. Après la campagne 3D activist de 2019 6Change the Ref “3D Activist” Case Study, 2020 qui avait utilisé l’impression 3D pour recréer une statue de Joaquin grandeur nature, la campagne Unfinished Vote 7le site de la campagne Unfinished Vote avec Joaquin Oliver exploite une nouvelle dimension du numérique et pousse un peu plus loin l’utilisation post-mortem de l’image d’une victime.

Une façon de repousser les limites du supportable pour les parents de Joaquin, une façon de prolonger la vie de leur fils, campagne après campagne et de donner un sens à sa mort tragique. L’activisme pour survivre donc à l’impensable, survivre à son fils tué par balles alors qu’il se rendait au lycée. Manuel Oliver s’est jeté à corps perdu dans l’action, sa femme Patricia semble davantage en retrait, comme jamais remise, elle aussi partiellement victime de la mise en scène de son fils.

Ressusciter numériquement pour la cause

Ici, l’utilisation d’un deepfake pour ramener à la vie un individu et lui faire tenir un rôle n’est pas sans rappeler la façon dont l’acteur Paul Walker a été inséré numériquement dans Fast and Furious 8How ‘Furious 7’ Brought the Late Paul Walker Back to Life, 2018. L’impact est certes saisissant, mais on peut s’interroger sur l’opportunité légitime de faire parler les morts, même dans le cadre de campagnes comme celles d’Unfinished Vote visant à limiter l’usage des armes.

Instrumentaliser l’image d’une victime (pour le bon ou le mauvais), la faire parler à nouveau en prétendant qu’elle est en vie ne serait-ce pour une seconde, questionne notre relation à l’image et à la mémoire de ceux tombés sous les balles et la folie comme le rôle que la technologie joue dans cette résurrection imaginaire.

On peut d’abord se poser la question de qui intervient dans le débat. Ici, est-ce Joaquin dont les dernières volontées auraient-été de s’engager dans la lutte ou ses parents que le désespoir pousse à faire tout ce qui est possible pour prolonger le semblant de vie qui anime leur fils. Ou bien est-ce Change the Ref qui par le truchement d’un directeur artistique emprunte la voix du jeune Joaquin pour porter un message qui lui est étranger ? Le public, en réception de cette vidéo, a t’il une perception juste de ce qui se joue, l’expropriation de ce que les anglophones appellent la “likeness”, la vraisemblance, l’âme au profit d’une cause ?

On peut également s’interroger sur l’opportunité d’utiliser les médias synthétiques pour donner vie à une image. Prendre le risque de ré ouvrir les blessures, de raviver les plaies à vif, de traumatiser les proches. Le consentement seul des parents suffit-il, n’y aurait-il pas un besoin de protéger les morts contre l’utilisation de leur personnalité à des fins d’incarnation numériques ?

La possibilité d’une technologie

La possibilité technologique de pouvoir reproduire l’apparence d’une personne défunte pose en effet la question du consentement et de la propriété de l’image utilisée. Joaquin a-t-il été dépossédé de son image (en était-il propriétaire d’ailleurs ?), ses parents en ont-ils hérité à sa mort ainsi que du droit d’en faire usage ? La persistance de notre image dans l’espace public est une chose courante, les portraits de défunts nous accompagnent tous les jours. La persistance d’une image réaliste dans tous les aspects du vivant dans l’espace public et celle d’une parole qu’on pourrait facilement assimiler à celle du défunt pose tout de même un nombre de questions vertigineux.

Le site "Unfinished votes" reprend le portrait de Joaquin Oliver

Le site “Unfinished votes” reprend le portrait de Joaquin Oliver

La technologie numérique permettant la réplication infinie de cette représentation et de cette parole, doit-on placer une limite ou laisser faire et juger au cas par cas les abus et les exploitations indélicates ? Comment la société doit-elle se positionner face à une incarnation post-mortem de personnages qui ne sont plus là pour assumer leurs positions militantes, leurs actes et leurs paroles ?

L’utilisation des deepfakes dans une certaine forme de militance politique commence à se développer. L’apparition régulière de ces deepfakes infuse l’idée du faux, de l’illusion, dans un message qui repose sur la sincérité des combats sous des prétextes de coups marketing et de conquête de l’attention des publics surinformés. Difficile si la tendance est à l’accroissement de ces pratiques ou si un ressac se fera sentir, mais elle questionne sans aucun doute notre vision du monde de demain.

Notes :

Notes :
1« Nothing’s changed, bro. People are still getting killed by guns. Everyone knows it, but they don’t do anything. I’m tired of waiting for someone to fix it,” unfinishedvotes.com
2le profil de David Gaddie, sur le site de The colony
3le site du studio
4Harrison Ford in Solo : A Star Wars Story, Sham00k, 16 août 2020
5le site de Change the Ref
6Change the Ref “3D Activist” Case Study, 2020
7le site de la campagne Unfinished Vote avec Joaquin Oliver
8How ‘Furious 7’ Brought the Late Paul Walker Back to Life, 2018
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.