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Faut-il poser des conditions aux aides À la presse ?

En 2013, Jacques Rosselin signait une tribune dans le Huffington Post pour réclamer que les aides à la presse soient distribuées directement aux journalistes. Huit ans après, le co-fondateur de Courrier International réaffirme sa position dans tweet 1 Distribuons l’aide à la presse directement aux journalistes ! Depuis 2013, je n’ai pas changé d’avis.. Pourquoi cette apparente bonne idée n’en est peut-être pas une ?

« Et si les milliards d’aide à la presse française étaient directement distribuées aux journalistes ? »
Le billet 2Distribuons l’aide à la presse directement aux journalistes !”, Jacques Rosselin, 15 février 2013 publié il y a près de huit ans sur le blog du HuffPo avance une thèse qui révèle la situation déjà précaire des journalistes de l’époque. L’idée est toute bête : rediriger les aides directes allouées à la presse. Son propos intervenait dans un contexte où Google annonçait finalement une rémunération des éditeurs de presse à hauteur de 60millions d’euros dans le cadre de l’exploitation des contenus par le moteur de recherche.

Dans le texte, il argumente en égrainant plusieurs points :

    • La presse d’information générale a vu son modèle d’affaires s’effriter considérablement depuis des années. La pub baisse, les abonnements ne compenseront pas la perte de revenus, le journalisme de qualité coûte cher, pour survivre il faut donc réduire les coûts fixes i.e la masse salariale des journalistes en en virant un maximum.
    • Second argument, les rédactions se sont atomisées. Les journalistes existent au-delà de ces groupes archaïques et ont su se renouveler sans le soutien de leurs services ou de leur directeur de publication. Fini le collectif, c’est l’individualisme qui prime.
    • Enfin, parce que les journalistes deviennent en quelque sorte des médias à part entière, coagulant parfois autour de projets éphémères avec quelques acteurs tiers, la place des titres de presse devient donc obsolète. Il n’en faut pas moins pour que Jacques Rosselin tire la conclusion qui s’impose : redirigeons les aides à la presse vers les plus concernés, les journalistes.

En huit ans les choses ont évolué bien entendu. Pas la précarité des journalistes. D’après le rapport Rapport d’information sur les aides à la presse écrite rédigé par Roger KAROUTCHI 3 « Vitamine ou morphine : quel avenir pour les aides à la presse écrite ? » par Roger Karoutchi, n° 692 (2020-2021) – 16 juin 2021 le montant des aides à la presse directes et indirectes s’élèvent à près de 400 millions d’euros pour 2021. Concernant les seules aides directes, en 2017, 396 titres se distribuaient un total d’aides directes aux alentours de 85 millions d’euros. D’après le site d’information du gouvernement vie-publique.fr « Tous types de structures confondus, 415 entités en ont été bénéficiaires en 2019 pour un montant de 77,4 millions d’euros.

En 2011, cette aide concernait 394 bénéficiaires, mais pour un montant deux fois supérieur (150 millions d’euros).» D’après Checknews.fr, en 2021, le montant des aides directes s’élèverait pour 2021 à 118 millions d’euros 4 « Les grands groupes de presse ont-ils reçu 666 millions d’euros d’aides exceptionnelles en 2020 ? » par Checknews.fr, le 12 mai 2021 . On voit clairement une diminution significative des aides à la presse avec un léger rebond cette année certainement dû à des dispositifs post-COVID. Côté journalistes, en 2019 la part des journalistes en salariat permanent chute de six points par rapport à 2013. La SCAM, à l’origine d’une étude sur la précarité des journalistes montrent que 11 % d’entre eux déclarent toucher moins que le SMIC annuel, et 28 % moins de 20 000 euros par an5« Journaliste : précarité et conditions de travail dégradées », CBNEWS, 17 mars 2019 .

Alors la proposition de Rosselin est-elle utopique ? Communiste ? Étatiste ? comme il le clame de façon provocatrice ?

Revenus par type de contrat des journalistes détenteurs de la carte de presse en presse écrite en 2017/L’Observatoire des métiers de la presse

En 2021, un bon nombre de pigistes ont mordu la poussière et continuent de voir leurs conditions de travail se dégrader de façon alarmante. Le dernier livre de Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat, “Hier, Journalistes” 6Hier, Journalistes” par Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat, éditions Entremises montre d’ailleurs à quel point les dégâts sont profonds et dévastateurs, notamment pour les femmes journalistes et les jeunes diplômés. Beaucoup quittent la profession après 15 ans d’exercice (ça a été mon cas). Une mesure, un tantinet démagogique, serait-elle à même de donner le coup de pouce à une profession sous respirateur artificiel ?

Un effet probablement nul

Si d’aventure un député proposait une loi disposant une réallocation des aides à la presse et qu’elle était votée, c’est immédiatement tout le secteur de la presse qui en partirait évidemment. Les gros acteurs très dépendant de ces aides afficheraient immédiatement des pertes colossales qui ne leur permettraient probablement plus de mener leurs opérations normalement. Journalistes et métiers supports, ceux qui aident à diffuser l’information produite par la rédaction disparaitraient en peu de temps dans les vagues successives de licenciement.

Imaginer que des groupes autonomes se reformeraient spontanément pour produire de l’information, c’est ne pas prendre en compte l’histoire d’Explicite (les anciens i télé), d’Ebdo, de l’Express et d’autres titres en France qui ont dû se séparer de leurs journalistes. Ces histoires montrent bien que les rédactions ne se reconstituent pas ex nihilo. Aux États-Unis, la disparition des rédactions locales n’a pas été compensée par une auto-organisation des journalistes licenciés. Ceux-ci ont pointé au chômage, certains ont retrouvé du travail dans leur branche, d’autres ont quitté la profession. Classique et tragique. Il ne s’agit pas de déshabiller untel pour habiller l’autre.

Répartition des aides à la presse en 2019 - image du Spill

Répartition des aides entre groupes de presse en 2019 | Src : SPIIL

Mais faut-il pour autant en rester au status-quo. Probablement pas. Les aides à la presse sont majoritairement dirigées vers les mêmes acteurs de la presse qui bénéficient de fait, d’une rente historique. Les différentes primes à la modernisation n’y ont rien fait, ces grands groupes ont trainé à moderniser leurs infrastructures techniques (presse et numérique) et à réformer la structuration de leur rédaction et des services « supports » 7je déteste ce terme de support. L’érosion du lectorat continue, l’influence relative des journaux s’efface. Autres perdants, les jeunes titres, généralement des « pure players » 8 les pure-players sont des acteurs natifs du numérique qui ne disposent pas de publication analogique numériques qui voient une fraction de ces aides leur parvenir souvent sous formes indirectes. D’après le Spill, en 2019, près de 60 % des aides reviennent à 9 groupes de presse, les autres se battent pour une part des 40 % restant. La situation ne guère durer.

Contreparties ou conditionnalité aux aides ?

En réalité, la réflexion de Rosselin, qui je l’imagine visait davantage à pousser un cri d’alerte sur les conditions de vie des journalistes professionnels en France, trahi une situation qu’il est nécessaire de questionner. Si les aides paraissent injustes, c’est qu’on ne perçoit pas d’effet positif après leur versement. Faut-il dans ce cas demander une contrepartie ou une conditionnalité aux aides ?

    • La contrepartie vise à demander à l’entreprise qui reçoit l’aide d’effectuer un certain nombre de choses en retour. Ce peut-être des aménagements structurels, un rapatriement de production, ce genre de choses, mais il s’agit d’une action a posteriori sans mise en place de contrôle formel.
    • La conditionnalité vise à demander à une entreprise un certain nombre de garanties préalables au versement des dites subventions à travers un contrat-cadre contraignant prévoyant des sanctions en cas de manquement.

Dans le premier cas, le rapport de force qui s’exerce n’est pas en faveur de la puissance publique puisque le versement des subsides repose sur la promesse des acteurs d’effectuer les transformations nécessaires pour lesquelles les fonds sont débloqués. Dans le second cas, le rapport de force s’exerce en faveur de la puissance publique qui peut contractualiser, encadrer le débloquement des aides et demander des remboursements dans le cadre d’une non-exécution.

Très rarement l’état français s’illustre dans des demandes de contreparties solides en regard des aides fournies aux entreprises. On se souvient du CICE 9Pourquoi aucune contrepartie des entreprises n’a été exigée en échange du CICE ?”, Libération, 27 février 2019 , du Crédit Impot Recherche 10Pour les chercheurs licenciés d’InterDigital, le crédit impôt recherche est devenu un « chèque en blanc de l’État », Le Monde, 22 septembre 2021, des aides fournies pendant le gros du confinement pendant la crise de COVID-19. En matière de presse, si un projet du ministère de la Culture visant à demander que les aides soient conditionnées à l’emploi de journalistes dans une rédaction existe bel et bien, aucune autre mesure ne semble être en vue 11 « Vers des aides à la presse conditionnées à l’emploi de journalistes ? », Libération, 21 avril 2021 . Pourtant certaines institutions, comme le CNC récemment, ont mis en place une conditionnalité au versement de certaines aides 12 « Conditionnalité des aides du CNC — Violences sexistes et sexuelles », CNC, 1er octobre 2021 c’est donc faisable.

Des propositions de mesures

Pourtant il ne serait pas idiot de soumettre les entreprises de presse à une conditionnalité sur le versement des aides. Cette conditionnalité pourrait-être conduite par une liste d’objectifs à atteindre dans le cadre d’un contrat vertueux.

    • Si l’entreprise atteint les objectifs recherchés, alors les fonds sont réputés consommés.
    • Si elle ne les atteint pas pour une raison indépendante de sa volonté, l’entreprise peut avoir un délai pour se mettre en conformité ou terminer la réforme engagée.
    • Si elle ne les atteint pas parce qu’il est démontré un manquement dans la mise en œuvre, l’entreprise ne peut pas prétendre à candidater pour des aides l’année suivante.

Ce système présente un avantage certain, il est connu plus ou moins de tous les acteurs de la presse puisqu’il rappelle le dispositif mis en place par Google pour soutenir un certain nombre de projets médias.

Un contrôle pourrait être organisé sous une forme déclarative avec possibilité de contrôle aléatoire dans les entreprises 13 à l’instar du FSE, le Fond Social Européen, qui mets en place un système de contrôle pour débloquage des aides à n+2 – “Les contrôles de service fait et les contrôles d’opération” – Fond Social Européen . Pour celles qui n’auraient pas tout mis en œuvre pour finaliser les objectifs définis dans le contrat initial, un contrôle pas à pas pourrait être mis en place pour accompagner le média défaillant dans ses obligations. Les champs d’intervention eux-mêmes pourraient être revus complètement pour accompagner le développement des entreprises. On pourrait donc mettre en place des objectifs destinés à agir sur différents plans :

Objectif de développement économique : 

    • Favoriser une plus grande équité des chances de développement entre grands groupes et petits acteurs, notamment pour mettre fin aux situations de rente des acteurs majeurs et donner de l’air aux médias en phase de démarrage.
    • Favoriser l’émergence de nouveaux médias et le développement des structures encore jeunes et fragiles en soutenant le développement de l’infrastructure technologique nécessaire à la bonne conduite de leurs opérations.
    • Favoriser l’adoption de structures d’actionnaires donnant davantage de contrôle aux rédactions et aux lecteurs ou permettant une meilleure indépendance financière des entreprises.
    • L’émancipation progressive, mais définitive des programmes de subvention privée proposés par Google ou Facebook dont les objectifs à moyen/long terme ne sont clairs pour personne et peuvent prêter à confusion.

Objectif de modernisation des rédactions :

    • Mise en place universelle de protocoles standardisés de sécurité des communications (qui pourraient être décidés par un groupement des représentants des journalistes d’investigation, de représentant des infrastructures techniques de différents titres et d’association du type RSF).
    • Développement de programmes de formation et de recrutements de personnes issues de la diversité en coordination avec les écoles de journalisme reconnues par la profession.
    • Développement de programmes contre le harcèlement des femmes et des minorités LGBTQUIA+ au sein des rédaction et favorisant leur représentativité.
    • Développement de programmes de parité salariale et managériale avec un délai de mise en place contraignant.

Objectifs d’insertion, de service et de responsabilité environnementale :

    • Incitation de chercher à atteindre les publics éloignés ou en rupture de l’information (par la mise en place de dispositifs pédagogiques auprès de ces publics, ou le développement d’expérience d’information novatrice).
    • Incitation de développer des stratégies de réduction importante de l’impact environnemental
    • Incitation à développer des plateformes accessibles AAA

Bien d’autres mesures sont possibles, et il ne s’agit pas d’en dresser une liste exhaustive, mais on voit bien que la simple redirection des aides vers les journalistes n’aide en rien les entreprises de presse à évoluer pour de bon. Il peut être utile de questionner en profondeur le système des aides à la presse qui ne semble pas répondre aux besoins des petites structures et permettent aux gros acteurs de les intégrer dans leur compte d’exploitation comme une rente immuable.

Notes :

Notes :
1 Distribuons l’aide à la presse directement aux journalistes ! Depuis 2013, je n’ai pas changé d’avis.
2Distribuons l’aide à la presse directement aux journalistes !”, Jacques Rosselin, 15 février 2013
3 « Vitamine ou morphine : quel avenir pour les aides à la presse écrite ? » par Roger Karoutchi, n° 692 (2020-2021) – 16 juin 2021
4 « Les grands groupes de presse ont-ils reçu 666 millions d’euros d’aides exceptionnelles en 2020 ? » par Checknews.fr, le 12 mai 2021
5« Journaliste : précarité et conditions de travail dégradées », CBNEWS, 17 mars 2019
6Hier, Journalistes” par Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat, éditions Entremises
7je déteste ce terme de support
8 les pure-players sont des acteurs natifs du numérique qui ne disposent pas de publication analogique
9Pourquoi aucune contrepartie des entreprises n’a été exigée en échange du CICE ?”, Libération, 27 février 2019
10Pour les chercheurs licenciés d’InterDigital, le crédit impôt recherche est devenu un « chèque en blanc de l’État », Le Monde, 22 septembre 2021
11 « Vers des aides à la presse conditionnées à l’emploi de journalistes ? », Libération, 21 avril 2021
12 « Conditionnalité des aides du CNC — Violences sexistes et sexuelles », CNC, 1er octobre 2021
13 à l’instar du FSE, le Fond Social Européen, qui mets en place un système de contrôle pour débloquage des aides à n+2 – “Les contrôles de service fait et les contrôles d’opération” – Fond Social Européen
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.