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Les deepfakes de Represent.us: la démocratie vit et meurt avec vous

Le 3 novembre prochain, les Américains sont appelés à voter pour désigner leur 46ᵉ président. Que Trump ou Biden sorte vainqueur de ces élections, 2020 aura sans aucun doute été le théâtre de la pire campagne de l’histoire des États-Unis. À cette occasion, Represent.us, une organisation à but non lucratif qui se bat depuis 2012 contre la corruption et l’influence de l’argent dans les campagnes américaines publie deux vidéos, deux deepfakes, de Vladimir Poutine et Kim Jong-Un.

Les deux hommes apparaissent solidement plantés, l’un derrière son bureau, l’autre derrière un pupitre officiel du Kremlin, le regard planté dans la caméra. Avec calme, ils s’adressent à l’Amérique qui les regarde. « Vous pensez que nous tentons d’interférer dans le processus démocratique américain, mais la vérité, c’est que nous n’avons pas à le faire. Vos bureaux de vote ferment, vous ne savez plus qui croire, vous êtes divisés »… Un discours d’une minute qui met en lumière les défis politiques que traverse l’Amérique depuis près de 4 ans maintenant.

 

Bien évidemment il s’agit de deux deepfakes que l’ONG a réalisés avec l’agence Mischief 1Site de l’agence Mischief USA. Calqué sur le modèle de « In the event of Moon disaster » deux acteurs ont été engagés pour prononcer le faux discours, puis un créateur de deepfakes a été engagé pour réaliser le montage. Une dizaine de jours a suffi pour réaliser ce que des spécialistes des effets spéciaux auraient pu faire en un mois et pour plus cher. 2Deepfake Putin is here to warn Americans about their self-inflicted doom“, MIT Tech Review par Karen Hao le 29 septembre 2020.

Les deux vidéos sont aujourd’hui disponibles sur YouTube et Facebook sur les pages de Represent.us ainsi que sur un site dédié 3Take it from a North Korean dictator: Democracy lives or dies with you », Represent.us, 2020, mais elles étaient originellement programmées pour être diffusées après le premier débat Trump/Biden 4Le premier débat des élections américaines de 2020 a eu lieu le mardi 29 septembre 2020 à Cleveland. sur Fox News, CNN, et MSNBC. Les networks en ont décidé autrement. Malgré la mention d’avertissement indiquant que les deux vidéos étaient des deepfakes, les pubs n’ont pas été vues à la télévision. La pédagogie n’était semble-t-il, pas assez claire.

 

L’analyse des commentaires postés sous la vidéo sur la page Facebook de l’organisation montre que certains se sont laissés bernés par l’illusion. D’autres semblent indécis sur la nature de la manipulation, d’autres enfin protestent contre la vidéo, invoquant un discrédit du message par l’utilisation d’un faux grossier.

Outre le fait que Represent.us joue dangereusement avec les frontières du réel, à l’instar d’Extinction Rebellion 5Extinction Rebellion s’empare des deepfakes, 2020 qui avait détourné les déclarations de la Première ministre belge en début d’année, cet exemple illustre l’ambiguïté de ce nouveau format de contenu que sont les médias synthétiques :

  • Quand les networks traditionnels s’en méfient, les plateformes telles que Facebook ou YouTube (qui ont pourtant juré de lutter contre les deepfakes) diffusent ces vidéos.
  • La simple mention que ces vidéos ont été manipulées suffit-elle à exonérer les créateurs et les diffuseurs des potentiels effets de la tromperie sur les publics sensibles ou mal-informés ?
  • Se trouve-t-on ici dans le registre de la désinformation ou de la caricature, dans le message à caractère politique ou le militantisme ?
  • Quid de la liberté d’expression quand les télévisions censurent un contenu, non sur la base des propos tenus, mais sur la nature technique de ces vidéos ?
  • Les déclarations du candidat Trump, diffusées pendant le débat, ont-elles causé plus ou moins de dommages à la démocratie que ces vidéos si elles avaient été diffusées ?

L’arrivée des médias synthétiques dans le champ politique soulève nombre de questions épineuses pour les démocraties occidentales. Ils mettent nos systèmes de communication électoraux à l’épreuve et questionnent les populations sur la nature des changements qu’ils sont prêts à accepter en matière de débat public. Pour le moment les réactions relativement hostiles semblent indiquer que les deepfakes n’ont pas bonne presse en politique, mais pour combien de temps ?

Notes :

Notes :
1Site de l’agence Mischief USA
2Deepfake Putin is here to warn Americans about their self-inflicted doom“, MIT Tech Review par Karen Hao le 29 septembre 2020
3Take it from a North Korean dictator: Democracy lives or dies with you », Represent.us, 2020
4Le premier débat des élections américaines de 2020 a eu lieu le mardi 29 septembre 2020 à Cleveland.
5Extinction Rebellion s’empare des deepfakes, 2020
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.