Le dernier cahier du service « innovation » de France Télévision — méta-médias — consacré au Métavers 1Cahier de Tendances, automne hiver 2021, Meta-media.fr brosse un tableau très flatteur de cette vision idéale du Web3 et ce qu’il nous promet pour les années à venir. Pourtant, on peine à lire cette brochure qui nous vend davantage de rêve qu’un regard critique sur ce mauvais remake de « Second Life ».
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Bienvenue dans le monde merveilleux du Métavers, l’univers promis par Mark Zuckerberg à l’occasion d’une conférence de presse augmentée qui a surement ravi Philip Rosedale, l’inventeur de « Second Life » 2 « Second Life », première version d’un Métavers, est une sorte de version réelle de l’Oasis découverte dans le film de Spielberg « Ready, Player One ». . Au programme, rien de moins qu’une révolution. Nouvelles pratiques créatives, nouvelles façons d’organiser la vie au travail ou nos loisirs, nouveaux canaux de diffusion en réalité virtuelle, augmentée ou étendue, nouveaux systèmes de monétisation des contenus, c’est (encore une fois) une nouvelle ère qui s’ouvre. Tous les espoirs sont permis.
Le cahier — dont la publication se fait plus rare depuis quelque temps — explore sur près de 200 pages, les spécificités de cette révolution numérique et de son application plus concrète, le Web3. Nouvelle version d’un web 2.0 qui a connu le même engouement fanatique en son temps, le Web3 décentralise, rends le pouvoir aux utilisateurs, permets la co-création et l’avènement de nouveaux outils, une économie renouvelée, plus transparente, basée sur la confiance, la vérification, le traçage, la sécurité, bref c’est mieux. La blockchain, les tokens, les cryptos ou les smart-contracts devraient remplacer à terme le vieux web. Pourquoi ? On n’en sait rien, probablement parce que c’est nouveau. Probablement parce que la croissance réclame qu’on aille toujours plus loin, quitte à oublier le précepte de Rabelais que « Science sans conscience, n’est que ruine de l’âme » ou comme on dit aussi, que « ce n’est pas parce qu’on peut qu’on doit » 3 The Metaverse Is Bad, The Atlantic, octobre 2021.
D’ailleurs, ce qui trouble à la lecture des témoignages et autres avis d’experts récoltés pour l’occasion, c’est l’absence de tout recul critique 4pas des experts, qui expertisent, mais de la ligne éditoriale. Vaguement évoqué au tout début et à la toute fin, au détour de quelques lignes sur la nature pharmacologique du Métavers (certainement pour convoquer Bernard Stiegler sans le nommer. Pour en savoir plus sur la notion de Pharmakon (pharmacologie), le site Ars Insdustrialis créé par Stiegler en garde une définition exacte.)), les défis posés par le concept même de Métavers sont évacués rapidement pour concentrer l’attention du lecteur sur les opportunités immenses que recèlent cet univers synthétique en devenir. Il faut rejoindre le mouvement, et le cahier de méta-médias semble participer au storytelling ambiant qui veut que l’innovation technologique soit notre destin commun.
Quelles promesses?
Émaillées tout au long des différents textes, les prophéties autoréalisatrices ne cessent de s’accumuler. On apprend donc que « le Métavers ouvert appartiendra grâce au Web3 à l’utilisateur » ou que « Notre âge courant s’arrêtera au Métavers, le suivant commencera au début du Transhumanisme ». On apprend également que certains « dématérialisent déjà la réalité physique » et que « le métavers va numériser les structures sociales ». Rien que ça.
Le temps de formuler quelques remarques sur les risques potentiels de voir les Gafams et la Silicon Valley (donc les États-Unis) prendre définitivement le contrôle des instances du Métavers et nous voilà déjà embarqués dans les promesses d’un renouveau économique. En s’appuyant sur la blockchain, les cryptomonnaies et les NFTs offrent de beaux jours aux créateurs 5Most artists are not making money off NFTs and here are some graphs to prove it, 19 avril 2021 qui seront désormais libres de vendre directement leurs œuvres à leur communauté, sans intermédiaire pour les freiner ni prendre de juteuses commissions. Bien sûr, tout cela était impossible avant, pas de vente directe, ni de contrat de confiance pour limiter les abus, les commissions captées ne servaient à rien, le marché de l’art était jusqu’ici paralysé, coincé à l’ère du Salon des Refusés et des collections d’art. L’espace synthétique ouvert, décentralisé et plus égalitaire nous libère donc des chaines oppressives contemporaines.
Plaisanterie mise à part, le principal objectif de ces textes — qui s’adressent à des publics de décideurs et de managers, déjà plus ou moins au courant des choses du Métavers — consiste à dresser un état des lieux. « Selon la façon dont utilisateurs, médias, gouvernements seront capables d’influer sur les valeurs du métavers, nous pourrions atteindre l’un ou l’autre versant (le dystopique ou celui pavé d’opportunités, mais où règne sans partage les Gafams 6Metaverse : l’Internet de demain, nouveau terrain de jeu des GAFAM, Les Numériques) de cette nouvelle multitude de mondes qui évoluent simultanément à travers différentes réalités. » nous dit Kati Bremme en conclusion de son papier d’ouverture.
Ainsi le cahier ne critique ni ne questionne sérieusement le Métavers ni son approche plus pragmatique qu’est le web3. Il s’agit d’adhérer un peu ou beaucoup (au choix) à ce qui est désormais considéré comme un « à venir », une sorte de réalité fatale qui devrait s’imposer à nous 7 Le techno fatalisme n’est pas un phénomène nouveau. Il repose sur une narration dominante mélange de croyances et de notre compréhension limitée du monde. Nous pourrions, si nous le voulions très fort, influencer le Métavers (toujours vu comme une entité extrahumaine) pour en tirer le meilleur. Nous pourrions coordonner nos efforts pour faire bouger les valeurs du Métavers (certainement une sorte de bible synthétique professée par un MessI.A ayant atteint la singularité).
Quand un auteur distingue « le monde physique et le monde idéal p» (sous entendu, le monde synthétique du Métavers), on peut commencer à dresser l’oreille. Quand un autre nous propose de voir dans les NFTs une évolution ou une Ré-volution (cruel dilemme), on se doute que l’alternative ne peut-être aussi simple. Quand l’un d’eux affirme tranquillement que « ce bouleversement est donc très probablement irréversible », on peut se demander en quoi il est irréversible et pourquoi devrions-nous souscrire à une avancée que nous ne pourrions défaire ? La dernière perle, sans doute la plus révélatrice, est sans doute la citation de S. Mitra Kalita, co-fondatrice d’URL Media qui trouve que « le bon côté du Covid-19 : tout le monde est un agent du changement maintenant, qu’il le veuille ou non ». C’est donc une bonne chose de ne pas respecter la volonté de ceux qui ne souhaitent pas s’enrôler de force dans le changement technologique à tous crins.
S’ensuivent les chapitres dédiés à la publicité (qui émancipe) aux marques (qui libèrent) et au journalisme (qui lui, est bien dans la merde et risque de disparaitre — encore).
Quels problèmes?
On n’évoquera donc pas en détail les vulnérabilités et les failles de sécurité de la blockchain pas plus qu’on évoquera la nature extrêmement spéculative, instable, concentrée de certains services permettant aux cryptomonnaies d’exister et d’être échangées 8Why you can’t cash out pt 3: Bitcoin is not a Ponzi scheme! It just works like one, David Gerard, 2018 . On ne questionnera pas la soutenabilité douteuse des NFTs et qu’une bonne partie de leur succès repose sur une arnaque intellectuelle 9Why NFTs are bad: the long version, 24 octobre 2021. Pas plus qu’on ne questionnera les avantages inexistants en termes contractuels des Smarts Contracts 10Is a “smart contract” really a smart idea? Insights from a legal perspective, juin 2017 . On évitera soigneusement faire remarquer que cette opportunité pour les créateurs va en réalité permettre à davantage de personnes de proposer leurs créations. Que cet afflux de contenus va dévaluer l’ensemble des propositions pour accentuer la précarité sociale, entrepreneuriale et économique de ceux qui ont choisi d’en faire profession au profit des plateformes. Pas plus qu’on n’évoquera le manque de recours légaux, l’absence de régulation, le désengagement politique sur ces questions, le renforcement des intérêts américains sur Internet et mille autres problèmes que ce post ne peut évidement pas encore aborder, mais dont il référence en note de bas de page quelques sources critiques. On évoquera encore moins la position critique des techno-gourous du moment (Elon Musk entre autres) pour le moins dubitatifs sur le sujet.
Car pour arriver au Métavers, il faudrait pérenniser et étendre l’infrastructure Web3 sur laquelle il est censé reposer. Il faudrait étendre l’usage des blockchains à tout un tas d’applications jusqu’alors inconnues, imposer les cryptomonnaies partout sur le web, tokeniser les transactions, équiper les internautes d’équipements nouveaux, couteux sans doute, pour rendre l’interaction avec le Métavers constant. Lunettes augmentées, casque VR, gants haptiques, combinaisons sensorielles pourquoi pas (là on est dans l’Oasis). Dans un monde d’hypercréation ou les contenus de divertissement sont partout il faudrait mobiliser des centaines de milliers de créateurs pour satisfaire la soif inaltérable des habitants de ce Métavers, puis repenser les rémunérations, le droit, les usages et toutes les règles applicables pour coller aux « valeurs » du Métavers. Le chantier colossal ne peut qu’attiser les appétits et attirer les investissements. La croissance synthétique se nourrit de belles promesses.
Peu importe que celles-ci se fassent au détriment des générations futures. N’aurait-il pas été dans le rôle de méta-média de questionner les implications sociales et économiques de ces bouleversements ? Pour commencer, le poids environnemental des cryptomonnaies 11Bitcoin Uses More Electricity Than Many Countries. How Is That Possible?, New York Times, 3 septembre 2021 | Bitcoin consumes « more electricity than Argentina”, BBC, 10 février 2021 est d’ores et déjà intenable. Les débats sont ouverts sur les possibles réductions d’énergies, mais elles s’accompagnent de nouvelles problématiques notamment en matière de sécurité qui semblent insolubles tant elles compromettent la valeur même de ces cryptomonnaies 12 Cryptocurrencies and NFTs are an absolute disaster for so many more reasons than the ecological, Everest Pipkin, 4 Mars 2021. L’impact social des cryptomonnaies est également immense. Le Salvador qui a adopté Bitcoin comme monnaie officielle crée de facto un dangereux précédent 13 Bitcoin au Salvador : « Titanic monétaire » pour les uns, alternative au dollar pour les autres, La Tribune, 7 septembre 2021 | Le créateur d’ethereum critique vertement l’adoption de bitcoin au Salvador, journalducoin, 14 octobre 2021 . Le bitcoin profitera surement à ceux les plus riches qui auront le capital de connaissance et monétaire nécessaire pour investir dans cet « actif financier » 14 « Un actif financier est un titre ou un contrat, généralement transmissible et négociable (par exemple sur un marché financier), qui est susceptible de produire à son détenteur des revenus ou un gain en capital, en contrepartie d’une certaine prise de risque. » Source Wikipedia , les plus pauvres subiront la volatilité des cours du bitcoin et probablement les effets collatéraux de l’investissement des cartels dans la monnaie virtuelle. Si l’adoption officielle des cryptos n’est pas à l’ordre du jour dans d’autres pays, ses usages dans l’économie souterraine et les problématiques d’accès sont les mêmes.
Sans refaire les 200 pages du cahier, on pouvait tout de même s’attendre à voir quelques contre-exemples, de sérieux questionnements sur la pertinence du trio blockchain/crypto/NFT sur l’économie de la création. Les défis à venir s’annoncent immenses sur le plan de la technologie et des usages qu’elle produit. Qu’une part notable du cahier méta-média n’ait pas été consacrée à ces phénomènes soulève un certain nombre de questions sur la façon dont la technologie et sa diffusion nous sont racontées. Une étude équilibrée du paysage qui s’ouvre à nous aurait sans aucun doute mentionné les controverses multiples, invité des voix moins techno-centrées sans essayer de convaincre à gros traits des aspects les plus brillants de l’affaire.
Cet effort d’équilibre aurait d’autant plus été le bienvenu que méta-média dispose d’une place particulière dans le paysage médiatique. Financé par la direction de l’innovation et de la prospective de France Télévision, le service public minimum aurait été d’offrir une analyse balancée d’un phénomène qui semble, pour le meilleur ET pour le pire, malheureusement inéluctable.
Notes :