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Digital storytelling et innovation : une course sans fin?

Digital storytelling et innovation, certains acteurs abusent-ils de la situation pour externaliser leur recherche et développement ? Petite réflexion matinale après la lecture de quelques articles et commentaires écrits à la suite de l’Idfa Doclab qui vient de fermer ses portes. Pour ceux d’entre vous qui vivraient sous un caillou, l’Idfa Doclab est LE rendez-vous annuel de la narration digitale en Europe organisé par Caspar Sonnen à Amsterdam.

Au menu cette année donc, après la data et les objets connectés : la VR. La réalité virtuelle déferle sur le monde de la création, poussée par les fabricants tels que Sony, Oculus (Facebook), HTC et bien d’autres. La VR, c’est le vaisseau amiral de l’innovation, le sujet à la mode, la grande tendance du moment! Boosté par une adoption grandissante de la part de l’industrie du jeu vidéo à travers des titres spectaculaires comme EVE: Valkyrie ou le très attendu Star Citizen, la VR fait une incursion remarquée dans le monde du journalisme digital et du documentaire. Le New York Times a récemment connu son plus gros succès avec nytvr et le projet de Karim Ben Khelifa, The Enemy, est d’ores et déjà une référence en matière de narration. De PBS Frontline et son Ebola Outbreak: A Virtual Journey à ABC ou plus proche de nous avec le studio Okio, les initiatives fleurissent.

L'illustration de "Ebola Outbreak: A virtual Journey" par  PBS Frontline

L’illustration de “Ebola Outbreak: A virtual Journey” par  PBS Frontline

Évidemment, le potentiel est énorme et tous ceux qui ont eu la chance de tester l’une de ces expériences ont pu constater l’effet immersif du dispositif. Si la technologie n’a pas encore atteint son plein potentiel (certaines lunettes semblent encore perfectibles et créent encore quelques nausées aux plus fragiles d’entre nous) elle ouvre la voie à un vaste champ d’exploration pour les journalistes et spécialistes du documentaire interactif comme le souligne un récent rapport du Tow Center qui analyse l’ensemble de ces opportunités.

Un bémol cependant. En termes de “devices” (les lunettes à proprement parler), le taux d’équipement reste relativement modeste, voire marginal, dans la population si on le compare à d’autres outils tels que les tablettes ou les smartphones. À cela vous allez me rétorquer que la google cardboard VR, qui a atteints le million d’unités distribuées en mai dernier est une alternative bon marché et crédible pour populariser le genre, mais face aux 12 millions d’unités vendues du seul Galaxy S5 et des 150 millions d’Iphones vendus (toutes unités confondues) cela reste léger.

L’adoption massive par le public de la réalité virtuelle ne semble pas être pour demain, peut-être plus pour après-demain.

Les google VR cardboard, un dispositif bon marché pour entrer dans le monde de la réalité virtuelle ou augmentée.

Les google VR cardboard, un dispositif bon marché pour entrer dans le monde de la réalité virtuelle ou augmentée.

Ce n’est donc pas de la VR (ou de la data, ou des objets connectés voire des hologrammes) en tant que telle dont il faut se méfier, mais plus de la course à l’innovation permanente encouragée ça et là par les différents acteurs du digital storytelling. Si l’on regarde de près les différentes bourses et aides à la création digitale, tout comme d’ailleurs les politiques éditoriales de certains diffuseurs, tout tourne autour de l’innovation. La course permanente à la nouveauté chère à la Silicon Valley s’instille désormais dans les secteurs de la culture et de l’expression digitale comme une composante essentielle de son progrès et de son financement. Sans trop exagérer, sans innovation, point de salut (ni de subvention). C’est là que le danger survient. En prônant l’innovation sans cesse comme source de différenciation des projets, il me semble que nous jouons un jeu discutable, où la création est exploitée moins pour son potentiel culturel et marchand que pour son potentiel de R&D (recherche et développement).

Il est indéniable qu’en France, le soutien aux nouvelles écritures et au digital storytelling est important. Le CNC et les fonds régionaux, les diffuseurs comme France Télévision et Arte accompagnent les auteurs, les producteurs et leurs créations. Mais il est aussi indéniable que le système dans son ensemble s’organise autour de la décentralisation de la R&D (et donc de la prise de risque) en privilégiant l’externalisation des productions dites “innovantes” à de petites entreprises souvent mal dimensionnées pour absorber ces coûts de développement et la charge de travail qu’ils représentent. Pour les diffuseurs, c’est un manque à gagner en termes de “savoirs”, car, si les services Nouvelles Ecritures savent détecter un projet prometteur, ils ne savent pas forcement le produire tant les spécificités liées au web sont éloignées des questionnements de la télévision ou de la radio. Les diffuseurs restent donc dépendants de cette cohorte de petites sociétés mais peuvent imposer plus facilement les règles d’accès au marché et à la diffusion. Pour les productions indépendantes et les auteurs, on ne capitalise pas sur les efforts du passé puisque chaque projet part de zéro et se doit être innovant —  c’est-à-dire apporter une plus-value narrative et technologique unique (à noter quelques efforts comme Stains beau Pays et Jeu d’Influence qui ont mis à disposition leur code et donc tentent de valoriser la techno développée, sans qu’à ce jour quiconque se soit saisi à nouveau de ces outils).

Je connais quelques exemples d’auteurs à qui l’on a rétorqué : “Ah mais c’est déjà fait ça, il faut trouver autre chose”. Ce à quoi on peut répondre : si ça a marché une fois, pourquoi pas deux ? Pourquoi ne pas adapter un dispositif maitrisé à une histoire différente pour voir ce qu’il se produit ? Si faire deux fois la même chose est manqué de vision novatrice, alors aucun mouvement culturel n’aurait pu se développer (Basquiat aurait dû jeter l’éponge après que le pop art ait été conquis par Warhol). Enfin, si ce dispositif a marché, tout n’a certainement pas fonctionné de la même manière, et donc une opportunité s’ouvre pour améliorer au choix, l’engagement de l’audience, la narration, la distribution, les canaux de revenus, etc.

Le champ d’innovation parait donc délibérément restreint puisque ne sont pour l’instant (semble-t-il) considérées que les innovations technologiques ou de “distribution”. C’est-à-dire que l’on encourage les auteurs et/ou les producteurs à développer des approches narratives novatrices (bien) ou des stratégies hors normes pour engager le public dans ces dispositifs expérimentaux (bien aussi), mais aucun indice ne pointe vers le développement de canaux de revenus propres à ces produits d’un nouveau genre (n’hésitez pas pour le coup à me donner des exemples si vous en avez). L’explication pour le coup est simple à mon sens, les canaux de revenus sont exclus puisqu’il s’agit d’expérimentation, de R&D, d’un truc tellement à la marge, que chacun “sait” qu’il ne rapportera pas un euro et que de plus — financé majoritairement par des fonds publics — il serait mal venu que ces programmes qui mettent en avant le digital storytelling servent à rémunérer ceux qui l’ont produit et réalisé.

Une représentante du CNC a bien déclaré lors d’une conférence Storycode Paris que désormais, la part privée de financement était plus ouverte — notamment aux entreprises désireuses de sponsoriser de tels programmes — mais je n’ai pas eu vent encore de dossier présenté sponsorisé par une entreprise qui ait été validé par une commission.

Cela pose évidemment plusieurs questions de fond.

  1. Y a-t-il possibilité de se détacher des circuits traditionnels de distribution et donc de développer une distribution “DIY” 1lire: do it yourself efficace reposant sur la valorisation des programmes en assurant des revenus directs via des canaux plus innovants que les sites d’Arte ou de France Télévision?
  2. Y a-t-il un avenir industriel pour le Digital storytelling  — aussi prometteur soit-il — si la question de l’innovation des modèles d’affaires ne fait pas partie de l’équation ?

Comment développer un secteur si ses acteurs sont privés de revenus (je parle de revenus, pas de financements) ? Comment imaginer que les auteurs et les producteurs de nouvelles écritures continuent d’expérimenter sans être rémunérés à la hauteur de l’investissement temps passé à développer les programmes produits ? La réalité virtuelle comme toutes autres formes d’innovations sont nécessaires mais cachent bien mal des questions de fond qui elles aussi mériteraient d’être traitées avec la même envie d’innover.

N’hésitez pas à partager vos avis, commentaires, liens et ressources pour faire vivre ce post. Les points de vue exprimés ici ne concernent que moi et sont présentés librement pour inciter à la réflexion.

Notes :

Notes :
1lire: do it yourself
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.