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Les deepfakes ont le Bourdain

« Roadrunner: A Film About Anthony Bourdain », le dernier documentaire de Morgan Neville, utilise une voix synthétique d’Anthony Bourdain dans un segment de 45 secondes pour lui faire lire quelques lignes d’un email envoyé peu de temps avant son suicide. Aux États-Unis, le New Yorker s’empare de l’affaire et c’est un débat éthique qui s’engage autour de l’usage des deepfakes dans les documentaires. 

Pour ceux d’entre vous qui ne seraient pas des adeptes de la food culture américaine, Anthony Bourdain s’est taillé une belle réputation au pays du McDo grâce à ses émissions de découverte culinaire. Pendant des années, le chef américain a emmené les spectateurs à la rencontre de nouveaux horizons gastronomiques, en Asie, en Europe, en Amérique latine et ailleurs. À la tête d’un petit empire médiatique et alors que le succès ne semblait se démentir, il a mis fin à ses jours en 2018. Avec Roadrunner, Morgan Neville tente un hommage controversé à Bourdain et revient sur l’itinéraire de la rock star des fourneaux.

À cette occasion, différentes courtes séquences du film ont attiré l’attention des critiques qui ont pu le voir avant sa sortie. L’une d’entre elles se trouve d’ailleurs dans la bande-annonce disponible sur YouTube 1 la bande officielle du documentaire ROADRUNNER : A Film About Anthony Bourdain, 16 juillet 2021 . On y entend une voix qui passe pour être celle de Bourdain, lire l’extrait d’un mail écrit à un ami proche.

La voix synthétique de Bourdain dit dans le passage ci-dessus « my life is sort of shit now. You are successful, and I am successful, and I’m wondering: Are you happy? ».
Il s’agit en réalité de l’extrait d’un mail envoyé peu de temps avant sa mort à son ami artiste peintre David Choe.

Helen Rosner, reporter au New Yorker a été une des premières à interroger le réalisateur sur ses intentions 2 The Ethics of a Deepfake Anthony Bourdain Voice, The New Yorker, 17 juillet 2021 lequel lui a opposé une fin de non-recevoir. D’autres critiques ont souligné le manque d’éthique de Neville pour avoir utilisé une voix synthétique sans jamais l’avoir mentionné ni dans le film, ni ailleurs dans le générique, que certains passages étaient recréés de toutes pièces.

L’éthique en question

L’utilisation de médias synthétiques dans un film n’est pas nouvelle bien qu’elle reste encore sporadique et parfois hésitante. Dans le registre du documentaire, le réalisateur américain David France avait déjà employé les deepfakes pour protéger ses protagonistes dans Welcome To Chechnya 3 Welcome to Chechnya: protéger avec des masques synthétiques, 2020 et le projet Dali du Dali Museum de Saint Petersburg en Floride porté par Nathan Shipley 4 Salvador Dali, plus vrai que nature, 2019 tout comme l’exposition « In event of Moon Disaster » de Francesca Panetta 5 In event of Moon Disaster, le deepfake de Nixon annonce la mort de Neil Amstrong, 2019 ont également fait revenir les morts dans leurs installations respectives. En fiction, c’est James Dean (disparu en 1955 tout de même) qu’on devrait retrouver à l’écran dans le premier rôle de « Finding Jack » 6Chères actrices, chers acteurs, les deepfakes vont changer votre vie, 2021. Si ces prouesses techniques ne rendent pas plus éthique l’usage particulier de la voix de Bourdain, elles témoignent d’une insinuation progressive des deepfakes dans les productions cinématographiques d’envergure.

À l’examen, plusieurs problèmes viennent immédiatement à l’esprit. Tout d’abord il y a une question de droit. Droit à l’image, droit à la propriété intellectuelle, l’encadrement précis de ces situations n’est pas encore envisagé même si certains textes peuvent d’ores et déjà être appliqués. Il y a une également une dimension éthique professionnelle. L’absence d’alerte ou de label indiquant la manipulation laisse à penser que l’ensemble des voix qu’on entend dans le documentaire ont été prononcées par Bourdain de son vivant et introduit une confusion entre réel et reconstruit. Enfin la question de la jurisprudence qui se confirme cas après cas. Sur le sujet de droit, il semble que Neville se soit assuré d’un minimum d’autorisation le mettant à l’abri de poursuites éventuelles.

L’opportunisme marketing qui en découle n’en est pas moins déplaisant. Le réalisateur dévoilant la supercherie à l’occasion de la promo du film, garantis au passage un mini-bad buzz bienvenu pour faire parler d’un documentaire handicapé par une fréquentation des salles morose. L’odeur de soufre qui entoure l’œuvre ne fait que renforcer le discours catastrophiste à propos des médias synthétiques et simultanément leur popularité auprès d’un public qui ne peut ignorer encore longtemps le phénomène.

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.