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Extinction Rebellion s’empare des deepfakes

Les deepfakes finissent par s’introduire dans le débat public par l’intermédiaire d’acteurs très officiels comme ONG et partis politiques. Utilisation irresponsable de médias synthétiques ou simple coup de marketing ? La confusion des genres pose question sur l’avenir de la communication politique. (Mise à jour le 18.04.2020)

Sophie Wilmès, Première ministre de la Belgique depuis 2019 ne pensait certainement pas rentrer dans la petite histoire des hypertrucages et pourtant c’est chose faite. Elle rejoint le président Manoj Tiwari du Bharatiya Janata Party 1Deepfakes ou hypertrucages, un enjeu de sécurité” 21 mars 2020 dans la famille encore très restreinte des deepfakes politiques.

Pour vous donner rapidement une idée de quoi il s’agit, le 14 avril, le mouvement Extinction Rebellion en Belgique publie sur ses réseaux sociaux Twitter, Facebook et Instagram une vidéo hypertruquée de Sophie Wilmès. Dans ce deepfake elle fait le lien entre la destruction de l’environnement et l’émergence du COVID-19 puis s’engage à un certain nombre de mesures fortes impliquant une assemblée citoyenne pour lutter contre les phénomènes intimement intriqués 2At 10:30, ​Extinction Rebellion Belgium will publish a ​fictional video speech by Prime Minister Sophie Wilmès on its online channels​” par Extinction Rebellion, 14 avril 2020.

Jusque là, la campagne bat tous les records d’Extinction Rebellion Belgique selon Lyllou, porte-parole du chapitre local de l’ONG 3 le mercredi 15 avril, 11 h 48, on comptabilisait 6900 vues sur twitter, 1610 sur Instagram et 80 000 vues sur Facebook totalisée en 24 h d’après le contact obtenu à Extinction Rebellion Belgique.

L’objectif d’XR Belgique 4XR est l’acronyme d’Extinction Rebellion: diversifier ses campagnes et gagner en visibilité. Le besoin de créer le débat dans la sphère publique sur la question de l’exploitation des écosystèmes par l’homme a convaincu l’équipe belge qu’il fallait employer la manière forte pour faire réagir le gouvernement comme la population. La création d’un deepfake a donc été décidée pour mieux véhiculer la dimension fictionnelle de la campagne.

À la question du dilemme moral d’utiliser un deepfake pour véhiculer un discours politique, la porte-parole explique que c’est avant tout la disponibilité de la technologie qui a convaincu. “Si cela se trouve, nous avons déjà croisé des deepfakes sans vraiment le savoir, nous avons fait beaucoup de pédagogie et avons expliqué clairement que c’était de la fiction”.

D’après Lyllou donc, toutes les précautions ont été prises pour indiquer aux spectateurs que la vidéo était manipulée et en aucun cas une véritable communication de la part de la Première ministre. Toutefois, un tour rapide sur la page de l’ONG au rayon des commentaires sous la vidéo, on constate que certains (minoritaires) croient avoir à faire à la véritable Sophie Wilmès.

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“S’il y a confusion, nous le déplorons et chaque fois que c’est possible nous tentons de rectifier la perception erronée des gens en leur écrivant qu’il s’agit d’une fiction”, indique Lyllou.

Deepfakes et politique: le doute s’installe

La première utilisation avérée d’un deepfake dans le cadre d’un discours politique remonte au tout début de l’année 2020 quand le président Manoj Tiwari du Bharatiya Janata Party (BJP) s’est adressé à certains constituants en Haryanvi, un dialecte hindi, pour appeler à ne pas voter pour le parti rival 5Deepfakes ou hypertrucages, un enjeu de sécurité – Exemples récents de manipulation” le 21 mars 2020. Pour autant d’autres documents avaient créé le doute.

Au Gabon, une apparition troublante d’Ali Bongo 6The suspicious video that helped spark an attempted coup in Gabon | The Fact Checker” par le Washington Post, 13 février 2020 7The Bizarre and Terrifying Case of the “Deepfake” Video that Helped Bring an African Nation to the Brink” par Ali Breland, MotherJones, 15 mars 2019 à la télévision avait provoqué de vive réaction dans l’opposition. L’hypothèse de l’emploi d’un deepfake a depuis été écartée.

En Malaisie, c’est la confession vidéo de Haziq Abdullah Abdul Aziz, secrétaire privé du ministre de l’Industrie Datuk Seri Shamsul Iskandar Mohd Akin à propos d’une relation intime avec le ministre de l’Économie 8Is it Azmin or a deepfake?” par Philip Golingai, The Star, 15 juin 2019 qui avait fait la Une des journaux l’an dernier sans qu’on ne puisse dire s’il s’agissait d’une manipulation.

La Grande Bretagne n’a pas été épargnée par le phénomène puisqu’en novembre 2019, le think-tank Future Advocacy produisait un véritable deepfake de Boris Johnson et Jeremy Corbyn extrêmement convainquant appelant chacun à voter pour l’autre dans le cadre des élections générales 9Are you fooled by this Johnson-Corbyn video?” par Victoria Derbyshire, BBC, 12 novembre 2019.

Aux États-Unis, la campagne des primaires démocrates a semble-t-il était épargnée, malgré de nombreuses prédictions contraires, et dans son dernier rapport sur les infox relayées durant la crise du COVID-19 que nous traversons 10Types, sources, and claims of COVID-19 misinformation” par Dr. J. Scott Brennen, Felix Simon, Dr Philip N. Howard, Professor Rasmus Kleis Nielsen, Reteurs Institute, 7 avril 2020 le Reuters Institute indique n’avoir décelé aucun deepfake sur les réseaux examinés.

Une campagne sous surveillance

L’usage par Extinction Rebellion Belgique d’un deepfake dans le cadre d’une action militante politique questionne donc sur la progression de cette technologie dans les esprits. Qu’est-il permis de faire ou de ne pas faire ? Nul doute que cette campagne teste à l’échelle d’un pays de presque 12 millions d’habitants l’acceptabilité par l’opinion publique d’hypertrucages. Il sera également intéressant de surveiller avec attention les retours des différents publics ainsi que la réaction des médias traditionnels pour mesurer le niveau de conscience de complexité que suppose ce type de manipulation de l’opinion. Il est heureux que XRB ait avancé en toute transparence en dévoilant immédiatement la supercherie, mais d’autres ne feront pas nécessairement preuve des mêmes précautions.

Parce que oui, si vous en doutiez encore, il y en aura d’autres, c’est désormais une certitude.

Notes :

Notes :
1Deepfakes ou hypertrucages, un enjeu de sécurité” 21 mars 2020
2At 10:30, ​Extinction Rebellion Belgium will publish a ​fictional video speech by Prime Minister Sophie Wilmès on its online channels​” par Extinction Rebellion, 14 avril 2020
3 le mercredi 15 avril, 11 h 48, on comptabilisait 6900 vues sur twitter, 1610 sur Instagram et 80 000 vues sur Facebook totalisée en 24 h d’après le contact obtenu à Extinction Rebellion Belgique
4XR est l’acronyme d’Extinction Rebellion
5Deepfakes ou hypertrucages, un enjeu de sécurité – Exemples récents de manipulation” le 21 mars 2020
6The suspicious video that helped spark an attempted coup in Gabon | The Fact Checker” par le Washington Post, 13 février 2020
7The Bizarre and Terrifying Case of the “Deepfake” Video that Helped Bring an African Nation to the Brink” par Ali Breland, MotherJones, 15 mars 2019
8Is it Azmin or a deepfake?” par Philip Golingai, The Star, 15 juin 2019
9Are you fooled by this Johnson-Corbyn video?” par Victoria Derbyshire, BBC, 12 novembre 2019
10Types, sources, and claims of COVID-19 misinformation” par Dr. J. Scott Brennen, Felix Simon, Dr Philip N. Howard, Professor Rasmus Kleis Nielsen, Reteurs Institute, 7 avril 2020
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.