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Comment penser une autre approche produit dans les médias ?

Pour penser le journalisme depuis le bout de ma lorgnette — à l’intersection de la préoccupation éditoriale et du regard orienté « produit » — j’ai décidé paradoxalement de commencer par m’affranchir de la notion même de journalisme. Évacuer les inquiétudes de cette profession encombrante qui amène mille débats sur sa précarisation, la diversité de son corps, sa relation aux pouvoirs politiques et économiques, son influence directe ou supposée sur les grands thèmes de discussion qui agitent la société. J’ai décidé également de ne pas regarder — du moins pour un temps — du côté des formats ou des tuyaux par lesquels l’info se propage. Je me suis concentré seulement sur ce que je souhaite de l’information.

Le rôle que joue l’information aujourd’hui dans nos sociétés a été forgé après guerre avec l’essor des grands titres que nous connaissons comme le Monde, Libération, the Guardian, le New York Times et bien d’autres. Le contexte des trente glorieuses a permis de développer l’influence des médias qui s’occupaient de produire de l’information dans une société extrêmement compétitive, prospère, aveugle aux luttes sociales et aux enjeux de civilisation qui nous agitent aujourd’hui. La place que nous avons donnée à l’information dans nos sociétés a lentement évolué pour satisfaire une vision du monde qui semble aujourd’hui devenir obsolète : croissance infinie, dérégulation des marchés, économie ultralibérale, soutenabilité des écosystèmes. Tout dans le fonctionnement des médias chargés de produire l’info reflète un héritage dont on est en droit de questionner la pertinence.

À la lumière de ce constat, quel est le rôle que je souhaite voir jouer à l’information ? Voici une liste de quelques points pêle-mêles que je me suis notée :

    • L’information doit être considérée comme un bien public, elle fait partie des communs à valoriser dans une société moderne, équilibrée, en paix avec elle-même. 1À lire L’Information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Julia Cagé, Benoit Huet, 2021
    • L’information doit contribuer à ce que chacun puisse se constituer un socle de compréhension du monde, un socle partagé avec la collectivité qui l’entoure, un socle permettant un débat d’idées honnête.
    • Pour un individu, l’accès à l’information doit donc amener à une compréhension sensiblement meilleure du monde et de son fonctionnement que lorsqu’il en est privé.
    • Cet accès doit d’ailleurs être facile, versatile, abordable et prendre en compte les difficultés d’accessibilité des plus démunis ou des personnes en situation de handicap pour ne laisser personne sur le bord de la route.
    • L’information doit nous encapaciter, nous donner la faculté de choisir, nous transmettre les savoirs qui permettent de participer pleinement à une vie démocratique et économique saine et équilibrée. 2Solutions Journalism: What is it and why should I care?, 2020, What solutions journalism can bring to the international community during a pandemic, Heidi News, 2020
    • Elle doit éclairer notamment sur les grands enjeux de notre temps comme par exemple la reconstruction environnementale et la lutte contre le réchauffement climatique, l’aménagement radical d’une économie au service des populations, moins compétitive, plus collaborative, moins clivante, le rétablissement d’un dialogue interclasse, intergénération, respectueuse des différences de chacun, curieux de leurs richesses ou un retour de l’implication politique à tous niveaux et à toutes échelles.
    • Elle doit aussi refléter une réalité sociale en assurant un traitement équilibré des problématiques de tous, en luttant contre les biais sociaux, culturels, d’origines et de genre. 3Making diversity, equity and inclusion more than theoretical, American Press Institute, 2020
    • L’exploitation d’une information doit rompre dans son traitement avec une vision court-termiste ou sensationnaliste, mais au contraire s’inscrire dans un mouvement plus long où le contexte de l’actualité et des idées se mêle aux éclairages académiques plus riches. 4What is Slow Journalism?, Megan Le Masurier, 2014
    • L’information doit contribuer à nourrir un imaginaire des possibles pour permettre aux individus de penser son futur et celui de la société et de le mettre en actes.
    • L’information est certes gratuite, mais sa collecte, son traitement, sa diffusion ont un coût.
    • Les conditions économiques de cette activité doivent être donc assurées en accord avec les règles du marché, mais ne doivent pas nécessairement se placer dans ce cadre, voire dans certains cas, elles peuvent y déroger complètement.
    • Elles doivent également prendre en compte la nature particulière de l’information en assurant l’ouverture des capitaux et la gouvernance aux organisations de journalistes et aux lecteurs qui le souhaitent.
    • Les acteurs impliqués dans ce processus de valorisation de l’information peuvent être au centre d’un enjeu de pouvoir violent et doivent être protégés des agressions extérieures menées par des individus, des groupes d’influence, ou des entreprises comme de leurs propres tentations à en faire un usage malhonnête ou dévoyé.
    • L’information n’est pas liée à un support, un format, ou titre en particulier, mais la qualité de sa diffusion et les conditions de sa réception et de compréhension dépendent de leur excellente maitrise et de leur remise en question pertinente.

La fabrique de l’information est un travail collectif où chaque part doit s’aligner avec l’autre pour fournir un effort coordonné dont le résultat est le média. Je pense l’information comme un produit éditorial composé de journalisme, de la fabrication des supports, de la distribution, de la recherche de revenus, de la relation aux lecteurs et plus largement à la société — son influence. Les points ci-dessus appellent l’examen de l’existant et à de nombreux changements tant dans la façon sont organisés les rédactions que dans la façon dont on pense le reste de ce qui constitue un média. Du plus petit détail d’une interface comme le réglage de taille de typographie à l’adoption de tel ou tel script permettant de mesurer les usages de plateformes numériques, jusqu’à la structure de gouvernance ou le modèle de revenus.

Donc bien qu’une ligne éditoriale solide et le journalisme qui en découle restent les deux ingrédients essentiels à la fabrication d’un média, tout ce qui ne relève pas directement d’une activité éditoriale doit néanmoins s’aligner sur un certain nombre de bonnes pratiques.

Quelles seraient par exemple de bonnes pratiques ? Quelques idées non exhaustives :

    • Un rappel d’abord : « Code is law » comme le souligne Lawrence Lessig dans son livre de 1999 5Code is Law—Traduction française du célèbre article de Lawrence Lessig, Framablog. Cette déclaration est toujours vraie aujourd’hui et prend même un tour nouveau en renversant la proposition 6The Expansion of Algorithmic Governance : From Code is Law to Law is Code, 2017, par Samer Hassan and Primavera De Filippi. . Les solutions techniques adoptées ne sont donc pas neutres pour le fonctionnement d’un média ni pour sa rédaction ou ses partenaires.
    • Ces solutions non neutres positionnent philosophiquement le média qui les utilise.
    • L’adoption ou la non-adoption d’une technologie, d’un fournisseur, d’une méthode de travail, d’un objectif peut être comparée à un manifeste politique. 7 À lire sur le sujet The Politics of Technology and the Governance of Commons, 2010, par J.Tenenberg
    • Du point de vue des métiers dit « supports », il faut donc essayer de penser aux répercutions qu’une méthode, une technique, une solution technologique peut avoir sur la vie de la rédaction, le positionnement des journalistes qui la compose et la cohérence du média pour lequel la solution est choisie.
      • Ex. : Pour un média clamant un positionnement idéologique hostile aux grands groupes américains de la Silicon Valley, il est difficile d’employer des technologies développées et vendues par ces grands groupes ou de mettre en place des stratégies de distribution reposant sur ces partenaires. Ces choix mettent évidemment la rédaction dans un embarras sans fond qui discrédite tout positionnement de défiance. La voix de la rédaction se retrouve bridée sur certains sujets pourtant clefs. En revanche si le même média adopte des solutions techniques open-sources ou développées en interne, respectueuse des législations et des bonnes pratiques sur la gestion des données collectées, et se refuse à collaborer étroitement avec lesdites plateformes, il sera plus aisé pour la rédaction de se pencher sur des sujets sensibles pour ces mastodontes.
    • La technologie n’est pas toujours en soit problématique, tant s’en faut, mais parfois le partenaire proposant cette technologie peut être sujet à caution, avoir sa réputation entachée par ses pratiques ou son positionnement clef sur un marché dangereux. 8Par exemple : Google fires second AI ethics leader as dispute over research, diversity grows, Reuters, 2020 ou Facebook restricts publishers in Australia from sharing and viewing news content, Reuters, 2020.

Si "Code is Law" alors "Tech is politics"

En suivant cette idée, il faut selon moi intégrer cette réflexion dans les programmes d’école de journalisme avec ces deux objectifs :

    • Exposer les étudiants en journalisme à la pensée, les méthodes et la culture des métiers non éditoriaux qui vont les entourer dans leurs futures rédactions et participer à diffuser l’information produite.
    • Sensibiliser les étudiants en journalisme à la philosophie des techniques en montrant les enjeux que les technologies posent à la presse, son fonctionnement contemporain, son économie et son indépendance.

Il s’agit ensuite de poursuivre cet effort dans les rédactions en déployant des stratégies adaptées en concertation avec l’ensemble des personnels impliqués :

    • Bannir l’appellation « métiers supports » qui suggère que leur rôle n’a de légitimité que dans le soutien d’une rédaction omnipotente. Une organisation plus horizontale et respectueuse de l’apport de chacun et des enjeux stratégiques qui leur échoit permettrait déjà de réévaluer les enjeux de pouvoir au sein des médias et éviter la prévalence d’une stratégie ou d’une autre.
    • D’un point de vue strictement organisationnel, poursuivre l’effort d’intégration du personnel des services « support », produit, design, marketing au sein des rédactions, pour maintenir un échange constant et éviter l’effet « prestation » signe de désengagement ou les positionnements plus autoritaires des « experts de l’informatique » retranchés dans leur antre retirée.
    • Favoriser les profils transverses aux compétences hybrides, les évolutions de carrières internes, les formations informelles par l’organisation de déjeuner-conférence (lunch & learn) et la mise en place de temps d’échange libres pour qu’un dialogue informé puisse petit à petit prendre place.
    • À l’occasion du recrutement des personnels susceptibles de prendre des décisions techniques stratégiques, prendre le temps d’expliquer avec précision le positionnement du titre et de la rédaction sur les questions clefs liées aux grands acteurs technologiques.
    • Encourager le dialogue avec les rédactions autour des solutions techniques employées, non dans un esprit de défiance, mais avec la volonté de varier les approches et dégager un consensus collectif autour de ces adoptions stratégiques non neutres.
    • Faire de l’accessibilité AAA une véritable priorité pour favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap.
    • Privilégier si possible l’adoption de solutions techniques numériques open source favorisant la collaboration et les contributions de communautés actives pour limiter les dépendances trop fortes à des puissances commerciales supérieures.
    • Privilégier également si possible les entreprises écoresponsables, les entreprises faisant la promotion de la diversité ou ayant une démarche proactive en faveur des personnes en situation de handicap ou disposant de procédures de recrutement de personnes issues de milieux défavorisés.

    • Favoriser l’écoute des utilisateurs des interfaces, des outils et des solutions employées pour améliorer leur expérience d’utilisation.
    • Toujours argumenter les décisions techniques par une collecte et une exploitation de données précises sans en être l’esclave.
    • Éviter de mettre en place des chaluts de données inutiles que ni la rédaction, ni personne ne sait ou n’a le temps d’interpréter de façon claire sauf à développer des outils d’analyse transparents et disponibles par tous.
    • Savoir garder une curiosité d’explorateur sans jamais être aveuglé par un solutionisme technologique absurde.

Parler produit éditorial dans un média ne consiste donc pas seulement à parler d’UX 9pourtant une notion clef dont l’importance reste sous-estimée, d’interfaces ou de solutions techniques, pas davantage à seulement évoquer le journalisme en tant que processus de production. Parler produit dans un média, c’est développer une certaine idée de ce que peut-être un environnement technologique, privilégier telle solution au détriment d’une autre. C’est faire des choix, prendre des positions, qui au regard de l’activité des partenaires majeurs présents dans l’industrie, se révèle souvent être des choix politiques de soutien fort d’une philosophie de fond mettant bien souvent en avant une vision du monde très particulière née poussée par les grands acteurs de la Silicon Valley 10The Game, Alexandre Barricco, 2019. L’enjeu pour demain consiste, à mon sens, à développer cette vision le plus largement possible.

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.