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Welcome to Chechnya: protéger avec des masques synthétiques

Le documentaire de David France, « Welcome to Chechnya » 1Welcome to chechnya, inside the russian republic’s deadly war on gays“, par David France, HBO, 2020, nous plonge dans le tourment de jeunes femmes et hommes homosexuels persécutés par les autorités tchétchènes. Un film à voir qui au-delà de ses qualités narratives, propulse le faceswap 2un faceswap est un échange numérique des visages de deux sujets dans une image et les deepfakes sur le devant de la scène, cette fois pour une bonne cause. 

Les rues de Grozny ont quelque chose de particulier. Tout semble recouvert d’une fine poussière qui étouffe la vie depuis le conflit de 1994 3pour découvrir la réalité de la vie à Grozny, à voir “Grozny : Nine Cities » d’Olga Kravetz, Marina Morina et Oksana Yushko, une production chewbahat. Depuis la fin de la guerre, l’ombre du dictateur local, Ramzan Kadyrov, plane sur cette ville tourmentée où David France nous emmène. En caméra discrète, il filme un groupe d’activistes LGBTQ+ dans leurs efforts pour sauver le maximum d’hommes et de femmes victimes de la purge contre les homosexuels entamés par les forces de l’ordre en 2017. Dans ce film, certains dévoilent leur visage, d’autres sont masqués et c’est ici que le documentaire innove, mais le courage est partout.

Des masques synthétiques qui protègent

Dans ce film, David France nous fait découvrir l’intimité de la fuite, celle où les angoisses surgissent au moindre regard. Le documentaire commence par quelques mots qui annoncent le dispositif : “Pour leur sécurité, les personnes qui fuient pour sauver leur vie ont été déguisées numériquement. Le ton est donné et pendant plus d’une heure et demie, nous suivons entre autres Maxim Lapunov, un jeune homme qui a décidé de fuir la Tchétchénie après avoir été appréhendé une première fois, torturé puis relâché par erreur. Pendant la quasi-totalité du film, un masque synthétique recouvre son visage et celui de son compagnon. Au total, ce sont 22 protagonistes qui seront masqués de façon similaire par le dispositif fabriqué par Ryan Laney 4Laney a notamment travaillé pour Industrial Light and Magic et Sony Entertainement. Il a réalisé un certain nombre d’effets sur Matrix des Wachowski, un spécialiste des effets spéciaux américain.

Dans "Welcome to Chechnya", le visage d'une activiste LGBTQ+ est filmé sur fond bleu pour ensuite être intégrée au film

Le visage d’une activiste LGBTQ+ est filmé sur fond bleu pour ensuite être intégrée au fil

Pendant quelques semaines, dans un studio de Brooklyn, de jeunes activistes LGBTQ+ ont été filmés sous tous les angles possibles, alignés sur un fond bleu, sous différentes qualités d’éclairages, pour donner une nouvelle identité aux hommes et aux femmes menacées dans le documentaire. Les captures ont été ensuite utilisées pour nourrir les algorithmes de faceswap qui ont permis l’application du masque synthétique.

Le résultat est assez saisissant, même si bien souvent les contours des visages semblent floutés, mal-définis, imprécis, l’œil s’habitue à voir cette seconde peau et l’imagination ne parvient pas à passer la barrière synthétique.

Le masque remplit deux fonctions essentielles qui permettent l’existence de ce film remarquable. La première, évidente, c’est la protection que le camouflage synthétique fournit aux exfiltrés. Le masque n’est pas que visuel puisque David France a fait doubler les voix pour parfaire le maquillage et être certain qu’aucun indice ne pouvait dévoiler l’identité des personnes filmées. Par mesure de sécurité, une identité se substitue à une autre, comme un bouclier humain 5il s’agit de vraies personnes qui ont prêté leur visage, pas de doublure numérique venu s’interposer entre la force brutale et la victime. L’identité disparait complètement pour réapparaitre sous une autre forme, plus subtile. Au cours du film, les traits de chacun deviennent familiers, on apprend à reconnaitre Anya, Bogdan et les autres, même quand les conditions de prise de vue ne sont pas idéales. On finit par percevoir le visage en face de soi comme étant authentique dans sa souffrance, dans son émotion, dans sa peur et ses angoisses.

Jusqu’au moment où le masque s’efface, au moins pour l’un d’entre eux. C’est la seconde fonction du camouflage, il enrichit la narration et n’est pas qu’un accessoire de protection. Il raconte quelque chose de la vie des protagonistes. La négation de leur identité par l’état Tchétchène, leurs familles ou leurs amis s’incarne autant dans cette face numérique que la perte des repères intimes et la disparition sociale et physique dont ces jeunes gens sont victimes. Il faut disparaitre pour se sauver, il faut disparaitre pour exister. Et quand le masque tombe, en gros plan dans une scène de tension cruciale, c’est la vie qu’on retrouve. L’habitude de voir cette hyperprothèse numérique nous anesthésie petit à petit le regard, on se fait à l’identité de ceux qui nous sont présentés. Quand cette identité de substitution disparait pour nous redonner un visage authentique, le personnage que nous suivons depuis le début du film semble renaitre devant nous. Révéler un visage au monde est une affirmation d’identité, un “j’existe” bruyant qui secoue, percute et donne à réfléchir.

Z32, l’avant-deepfake

Avi Mograbi suit un soldat israélien ayant participé à une opération vengeresse contre des palestiniens innocents

Avi Mograbi filme un soldat israélien ayant participé à une opération vengeresse contre des Palestiniens innocents

Le dispositif mis en place par David France, bien que techniquement inédit, ne constitue pas la première tentative de masque numérique dans le monde du documentaire. Z32 6 Z32 par Avi Mograbi, 2008, 82 minutes, sous-titres en anglais, un film du documentaire israélien d’Avi Mograbi qui reprend le même concept de face synthétique. Mograbi, reviens sur le parcours d’un soldat israélien ayant participé à une opération de représailles pendant laquelle deux policiers palestiniens furent tués. Le soldat accepte de se confronter à la caméra à condition que son identité ne puisse être dévoilée. Le masque numérique est ici employé de façon différente et exploite les limites technologiques de l’époque. Pas question bien sur en 2008 de synchroniser les mouvements des lèvres sur chacune des images ou le soldat apparait, pas avec un budget de documentaire.

Des scènes intimes dans son appartement où le soldat discute de ce qu’il a fait avec sa petite amie (elle aussi masquée) aux collines rocailleuses de Cisjordanie, la caméra suit le soldat et le réalisateur dans leur nouvelle relation. Au fur et à mesure que le soldat se dévoile, que ses paroles sont entendues, son visage numérique s’affine, gagne en détail, comme si on finissait par le reconnaitre. Reconnaitre sa participation, reconnaitre ses regrets, les démons qui le hantent, comme une ultime frontière de l’empathie, le masque numérique nous laisse pénétrer plus avant dans cette identité à jamais anonyme.

Le faceswap, un outil d’avenir

Entre dispositif de protection et outil narratif, le masque numérique dans le documentaire va certainement s’imposer de plus en plus dans le paysage médiatique visuel. Dans un récent entretien, le youtubeur Sham00k 7Sham00k fait partie des créateurs de deepfakes les plus en vogue sur YouTube, ses productions totalisent régulièrement quelques millions de vues – à découvrir sur le longform consacré aux créateurs de deepfakes m’indiquait avoir travaillé sur différents documentaires afin de masquer certains visages qui auraient été floutés autrement. D’autres créateurs interviewés ont également participé à certains projets de cette nature. La demande est là, c’est certain.

Le faceswaping représente donc une opportunité majeure pour l’information télévisée et les documentaires. Il permet de protéger davantage les témoins sensibles sans dénaturer l’expérience du témoignage ni sa force. Une technique qui permet certainement de préserver l’empathie qui se forme à l’écoute de ces informations partagées parfois au péril de ceux qui les détiennent.

Mais il représente également un défi éthique de taille en cela qu’il s’agit de remplacer le visage d’un individu par un autre. La force du témoignage tient dans la façon dont on le met en scène, la façon dont on libère la parole. En substituant une identité — même artificielle — à une autre bien réelle, substitue-t-on seulement un repère physiologique ou va-t-on au-delà en instillant le doute sur l’authenticité de la parole ? Le contre-jour qu’on retrouve parfois dans certaines séquences et qui permet d’assombrir le visage du témoin véhicule aussi une dimension “vérité” que la fragilité du dispositif rend particulièrement tangible. On se met à réfléchir : “Et si j’étais à sa place, aurais-je le courage de témoigner ?” Paradoxalement, la motivation du témoin se mesure au mince filet de sécurité qui le sépare de représailles importantes.

Il faudra être particulièrement attentif aux différentes applications du faceswaping dans le registre de l’information pour éviter que le remède ne devienne pas poison.

Notes :

Notes :
1Welcome to chechnya, inside the russian republic’s deadly war on gays“, par David France, HBO, 2020
2un faceswap est un échange numérique des visages de deux sujets dans une image
3pour découvrir la réalité de la vie à Grozny, à voir “Grozny : Nine Cities » d’Olga Kravetz, Marina Morina et Oksana Yushko, une production chewbahat
4Laney a notamment travaillé pour Industrial Light and Magic et Sony Entertainement. Il a réalisé un certain nombre d’effets sur Matrix des Wachowski
5il s’agit de vraies personnes qui ont prêté leur visage, pas de doublure numérique
6 Z32 par Avi Mograbi, 2008, 82 minutes, sous-titres en anglais
7Sham00k fait partie des créateurs de deepfakes les plus en vogue sur YouTube, ses productions totalisent régulièrement quelques millions de vues – à découvrir sur le longform consacré aux créateurs de deepfakes
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.