Retour

Les deepfakes de l’Hôtel du Temps par Thierry Ardisson

France 3 s’apprête à lancer une nouvelle émission produite par Thierry Ardisson, intitulée « Hôtel du Temps », qui fera un usage intensif des deepfakes pour ramener à la vie des célébrités décédées dans des interviews exclusives.

La bande-annonce, publiée en début de semaine, montre des discussions entre Thierry Ardisson (qui sera rajeuni pour l’occasion) et l’acteur français Jean Gabin (incarné par Cédric Weber), le président français François Mitterrand et Lady Diana. Le tout repose sur la technique du faceswap et une bonne dose d’imitation. C’est le studio Mac Guff, spécialisé dans les effets spéciaux qui produirait les deepfakes.

Il y a quelques semaines, Roadrunner 1 Les deepfakes ont le Bourdain, 24 juillet 2021 , le dernier documentaire de Morgan Neville faisait la une des journaux alors que l’on découvrait que quelques phrases du film (dont une dans le teaser) étaient créées artificiellement avec une voix synthétique. Le prochain documentaire de Val Kilmer ne comportera pas de voix synthétique à notre connaissance, mais une vidéo réalisée par une société appelée Sonantic 2 “Helping actor Val Kilmer reclaim his voice”, Sonantic, 2021 a été publiée à peu près au même moment, donnant l’impression qu’elle aurait pu être incluse dans le documentaire.

Cela place une nouvelle barre dans la création audiovisuelle synthétique en France et pose de nouvelles questions.

Capture d'écran d'Hotel du Temps avec un deepfake de Lady Di

Lady Diana fera partie des invités post-mortem de Thierry Ardisson

Tout d’abord, l’utilisation de « deepfakes » pour faire revivre des stars décédées soulève une question éthique 3 Questions que nous avons évoquées ici : « Chères actrices, chers acteurs, les deepfakes vont changer votre vie », 2021   : peut-on faire dire à des gens des choses qu’ils n’ont jamais dites sans s’interroger sur leur intention au départ ? Il n’y a aucun moyen de savoir avec certitude que le contenu de ces phrases aurait été prononcé de cette manière, quelle que soit la qualité de l’imitation.

Deuxièmement, il y a certainement une série de questions juridiques, bien que je sois assez confiant dans le fait que France Télévision se soit penchée sérieusement sur cette partie (mais je suis curieux des détails). Qui donne l’autorisation aux producteurs sur la nature du contenu ? Les ayant droits ont-ils un droit de regard sur ce qui est dit ou ont-ils juste donné l’autorisation d’utiliser les images ? Si l’autorisation a été accordée pour ce type de production, qu’est-ce qui interdit à l’avenir de faire de même pour une publicité ou de nouveaux films ? (la base de données nécessaire pour le faceswap est créée et peut être exploitée). Quelle est la durée de l’autorisation ? Cette autorisation peut-elle être transférée à une autre partie prenante ? Qui est propriétaire de ces créations ? Qu’en est-il des vidéos et photos utilisées pour créer la base de données nécessaire à la création du deepfake, la production a-t-elle obtenu les droits pour chacune des archives utilisées ? Qu’en est-il des acteurs qui imitent les personnages réels (morts) ? Seront-ils reconnus pour leur performance ? Y aura-t-il un label pour indiquer que les personnes à l’écran ne sont pas réelles ? Devrions-nous l’indiquer sur chaque émission ? (comme la discrétion du téléspectateur ou lorsque le contenu comprend de la nudité ou de la violence) ?

Plus important encore, introduire les deepfakes de cette manière, dans ce contexte de questionnement constant, de grands défis aux médias et aux journalistes, pourrait avoir un effet imprévu sur la façon dont les gens perçoivent ce qui leur est présenté à la télévision. Nous pourrions considérer avec un peu plus d’attention la création de ce type d’émissions télévisées. Exposition ne vaut pas éducation en l’occurrence et présenter un contenu trompeur n’aide pas le public à comprendre ni d’où ces contenus proviennent, ni comment ils sont réalisés, ni d’ailleurs quels sont les enjeux qu’ils portent. Si l’introduction dans la sphère du grand public des technologies synthétiques semble inévitable (même si le débat est souhaitable et que son résultat n’est pas forcément connu d’avance) il serait bien venu de les utiliser avec parcimonie pour éviter un effet de saturation et accompagner leur introduction d’une signalétique appropriée.

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.