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Chris Umé: le deepfake @deeptomcruise doit alerter le public

Les deepfakes de Tom Cruise ont fait le tour des réseaux sociaux en quelques heures seulement. Chris Umé, un des créateurs les plus doués du moment, revient sur les raisons qui l’ont poussé à publier ses créations sur le compte TikTok @deeptomcruise  et sur ce qu’on peut en attendre. English version english flag

Écoutez l’interview complète (22min) de Chris Umé réalisée le 4 mars 2021

MISE À JOUR: Les vidéos sur le compte @deeptomcruise sont à nouveau disponible après une décision conjointe de Miles Fisher et Chris Umé.

« Il faut que le public comprenne que c’est beaucoup de travail, beaucoup d’efforts, de savoir-faire et de temps pour fabriquer ces vidéos ». L’image d’Épinal du geek qui fabrique ses petites vidéos dans son garage avec le matériel premier prix a la peau dure et Chris Umé en a un peu soupé. Créateur d’effets spéciaux basé en Belgique, Chris s’est logiquement lancé dans la création de deepfakes par intérêt professionnel en 2018. Depuis, il a rejoint le studio de création de Trey Parker et Matt Stone, Deep Voodoo studio et collabore avec d’autres créateurs comme Crtl-Shift-Face 1 Deep Voodoo studio produit le show Sassy Justice.

Il insiste, « j’ai eu la chance de travailler avec Miles Fisher 2Site de Miles Fisher qui fait partie des meilleurs imitateurs de Tom Cruise, il lui ressemble beaucoup d’ailleurs, il a le même type de chevelure, la même forme de visage. Là-dessus, il faut ajouter que j’ai un matériel très haut de gamme sans parler de mes compétences que j’ai construit avec le temps. Ce n’est donc pas facile de combiner tous ces éléments ». Sa station de travail dispose en effet de capacités hors du commun (dont une carte graphique de 48 GB) que peu d’amateurs sont en mesure de s’offrir.

Si en effet les GANs abattent beaucoup de travail, il reste un gros travail de compositing 3Le compositing (en français, la « composition ») est un ensemble de méthodes numériques consistant à mélanger plusieurs sources d’images pour en faire un plan unique. en postproduction à effectuer pour rendre le deepfake totalement convaincant. (à voir la vidéo ci-dessous) Un travail que tous les créateurs effectuent, que ce soit Crtl-Shift-Face ou Sham00k par exemple, et qui relativise la puissance des algorithmes qui sont certes capables de grandes choses mais n’aboutissent pas seuls à la création d’un produit prêt-à-diffuser.

L’interview de Chris Umé

Si les deepfakes de Tom Cruise font donc leur petit effet, c’est qu’ils sont à la fois inattendus, très réalistes et très courts. L’effet de surprise permet de détourner l’attention des petits défauts, artefacts et problèmes d’alignement qui émaillent les vidéos. Rapidement, la réaction sur les réseaux sociaux révèle à la fois le flou qui entoure ces nouveaux types de représentation et une certaine propension au catastrophisme.

Certains imaginent sans peine des esprits malintentionnés s’emparer des outils disponibles sur le web pour manipuler le cours des démocraties. Rien d’étonnant à cela, nombres d’articles et un livre ont été écrits sur le sujet 4Deep Fakes and the Infocalypse: What You Urgently Need To Know, Nina Schick, 2019 et font souffler depuis quelques années un petit vent de panique chez certains observateurs et quelques journalistes spécialisés.

D’autres y voient les débuts d’une vague créative nouvelle ou d’un nouvel age des effets spéciaux et se ravissent à l’idée de voir de plus en plus de créations du même type infuser dans le cinéma, la télévision et ailleurs.

D’un coté, il est vrai que l’affaire est loin d’être entendue, le potentiel des deepfakes pour créer de fausses informations reste important et convoité par certaines puissances 5le renseignement estonien s’inquiète du développement de « deepfake » par les Russes, Samuel Stolton, Euractiv, 2021. Si la vague de deepfakes que certains voyaient déjà s’abattre sur les élections américaines de novembre 2020 n’a pas eu lieu et les débordements du mois de janvier qui ont conduit à l’invasion du Capitole ont été simplement provoqués par Donald Trump, pas son deepfake, on ne peut pas écarter de mauvaises utilisations de la technologie. Le pire n’est jamais décevant.

Miles Fisher à gauche et le deepfake Tom Cruise à droite

Miles Fisher à gauche et le deepfake Tom Cruise à droite. Photo: Chris Umé

Mais ce que rappelle Chris Umé dans cette interview c’est qu’un deepfake convaincant n’est clairement pas pour tout de suite. Les shallowfakes 6 des médias manipulés à l’aide de méthodes traditionnelles, lire Les deepfakes, une « arme d’illusion massive » ? Holubowicz, INA, 2020 constituent encore le gros des manipulations et sont déjà très efficaces. Quant au potentiel créatif, il est certain que d’autres studios que Deep Voodoo vont s’y intéresser de plus en plus, à l’instar de Lucasfilm à l’occasion du dernier épisode du Mandalorian.

La mise en garde doit donc s’accompagner d’une forme de pédagogie par le rire pour que les spectateurs comprennent petit-à-petit les limites des médias synthétiques. Reste une question en suspens: que va provoquer chez nous cette accumulation de représentation manipulées. À l’instar de ce qui s’est passé pour Photoshop, va t’on voir des troubles du comportement apparaitre, des régulations se mettre en place? Il faudra sans doute surveiller de près les effets des médias synthétiques à l’avenir.

Notes :

Notes :
1 Deep Voodoo studio produit le show Sassy Justice
2Site de Miles Fisher
3Le compositing (en français, la « composition ») est un ensemble de méthodes numériques consistant à mélanger plusieurs sources d’images pour en faire un plan unique.
4Deep Fakes and the Infocalypse: What You Urgently Need To Know, Nina Schick, 2019
5le renseignement estonien s’inquiète du développement de « deepfake » par les Russes, Samuel Stolton, Euractiv, 2021
6 des médias manipulés à l’aide de méthodes traditionnelles, lire Les deepfakes, une « arme d’illusion massive » ? Holubowicz, INA, 2020
Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.