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I-doc, avec un “i” comme dans “interactif” [Repost 2014]

Le paysage du web documentaire en 2011 est encore très limité. En un peu plus de cinq ans d’existence le « webdoc » a connu un engouement sans précèdent auprès des photojournalistes, des professionnels de l’image et commence à atteindre le grand public. Pourtant il est déjà temps de passer à autre chose, il est temps de passer à l’idoc.


À l’origine du webdoc, le documentaire

Le terme de web-documentaire tire son origine d’un rapprochement des technologies du web à un genre cinématographique bien connu dont les racines remontent aux années 1920.
Dans le documentaire, un argumentaire ou un point de vue est exprimé à travers l’assemblage séquentiel de différents médias — image vidéo ou photo, sons et commentaires. Il vise à représenter le monde dans sa dimension historique. Traditionnellement, le documentaire peut embrasser différents types d’intentions, du simple catalogue d’évènements au pamphlet militant ou politique, mais reste identifié comme une représentation du réel — qui même filtrée ou modérée — diffère fondamentalement de la pure fiction. L’historien et théoricien américain, Bill Nichols explique que les documentaires ont un rapport intime avec le monde « Historique » et sont conduits par une logique informative qui supporte un argumentaire ou une vision de ce monde. Le genre repose sur l’étroitesse des liens qui relient le film à la réalité historique plutôt qu’avec une forme de continuité narrative artificielle au service d’un sujet fictionnel. Le documentaire n’est pas organisé autour d’un personnage principal, mais d’un argument ou d’une logique dont les racines sont ancrées dans la réalité historique. Les attentes du public sont également essentielles si l’on souhaite définir le genre.

C’est ce que le spectateur perçoit de la relation qu’entretient le documentaire avec le réel, l’étroitesse du lien et le point de vue que le réalisateur offre sur le monde qui va établir avec certitude la nature d’un film documentaire.

Lev Manovich, Professeur d’Art Visuel à l’université de San Diego et théoricien des Nouveaux Médias, met en lumière dans la structure du Web Documentaire, la prédominance des ensembles de données sur la narration proprement dite. Manovich distingue les « données », qui constituent l’ensemble des éléments matériel servant à réaliser l’histoire (vidéo, audio, graphique, textes, musiques, etc.), de la « narration », qui représente la trajectoire virtuelle reliant ces données les unes aux autres. La principale différence entre le documentaire et le Web documentaire tient donc dans l’accès qu’a le public à cette base de données et ce qu’il peut en faire.
Le Documentaire consiste en une collection extensive de contenus, raffinés et condensés par le réalisateur pour former un produit dont l’interface vidéo (linéaire par nature) ne permet qu’une navigation limitée et n’autorise ni l’accès aux données périphériques initialement utilisées par le documentaire (scènes coupées, textes, archives, etc.) ni l’intervention dynamique du public. En revanche si l’on considère un webdoc, le public manipule aléatoirement — à travers une interface utilisateur sophistiquée — les données (textes, statistiques, cartes, etc.) pour naviguer dans le contenu ou chercher des informations précises, sélectionner des éléments de l’histoire pour emprunter un chemin nouveau dans la trame narrative qui viendra étendre le champ de l’expérience utilisateur.

Pour résumer le premier (documentaire) est un objet fini et figé, délivré à une audience (groupe passif), quand le second (webdoc) est un objet modulaire et variable, mis à disposition d’un public (groupe actif).

S’il est indéniable que l’application des nouvelles technologies à la forme documentaire a introduit une notion participative, le « webdoc », comme son étymologie l’indique, se concentre encore plus sur l’aspect « techno » que sur la notion d’interactivité.

Primo, l’association « web » et « documentaire » implique que la nature novatrice du webdoc soit liée à son lieu d’expression : le web. Or, le web n’est pas Internet, il n’en est que la couche supérieure, la partie émergée de l’iceberg. À l’heure du déploiement des plateformes mobiles (iPad, iPhone et autres tablettes), de leur rapide progression parmi les utilisateurs du Net, rattacher cette nouvelle forme d’expression à la moitié du réseau revient à exclure de fait les applications mobiles qui ne font pas partie de l’écosystème web. Sur ce point, le « webdoc » ne peut donc prétendre à utiliser le web comme terme unifiant pour souligner son caractère interactif. Malgré l’abondance d’outils et de plateformes de diffusion sur le web, les réseaux sociaux et les phénomènes de viralité qui font d’Internet un terreau fertile pour des expérimentations interactives, cet ensemble de caractéristiques ne constitue pas la seule originalité des objets multimédias proposés, au mieux elles ne font que favoriser leur propagation auprès d’un certain public. Si le webdoc constitue réellement une nouvelle forme d’expression, il doit pouvoir se détacher de ses liens technologiques, pour retrouver son fondement dans le processus intellectuel qui l’a fait émerger et l’anime depuis : l’interactivité.

Comme le souligne Sandra Gaudenzi (@sgaudenzi), enseignante au MA Interactive Media du London College of Media et auteure d’un mémoire (en cours de rédaction) sur les documentaires interactifs (Interactive Documentaries ou idoc), le webdoc, malgré son interface sophistiquée, dispose encore d’un cadre dont la programmatique reste fondamentalement déterminée par le regard de l’auteur. Si la délinearisation de la trame narrative (possibilité de naviguer de façon aléatoire dans le cours de l’histoire, en opposition à une trame linéaire classique disposant d’un début, d’un milieu et d’une fin) constitue la principale différence entre documentaire et webdoc, alors se pose deux questions : quid de la dilution du point de vue ou de l’argumentaire (au sens supporté par Nichols) donc de la nature documentaire du webdoc? Et que penser du degré d’interactivité proposé par les webdocs modernes ? Sur la question du point de vue, l’internaute qui définit librement son parcours au sein du webdoc, « trace » un chemin différent de celui originellement pensé par l’auteur. Le point de vue de ce dernier n’est alors plus maintenu intègre, et le webdoc perd son caractère documentaire. Dans la pratique, les conventions du documentaire sont venues porter main forte aux auteurs. L’utilisation de modules vidéo comme médium central du webdoc — enrichis et articulés grâce une interface servant essentiellement à naviguer entre différents contenus proposés selon une arborescence prédéfinie par l’auteur — permet de conserver cette vision tout en offrant un simulacre de liberté suffisant pour le spectateur. Le rôle de l’interface dans le webdoc prend une place de toute première importance pour que cette illusion de liberté soit ressentie sans pour autant détériorer le récit porté tout au long du document. Pour Alexandre Brachet (fondateur d’Upian, derrière Prison Valley) « l’interface n’a un intérêt que si elle raconte l’histoire qu’elle porte » (CFPJ Lab 10–02–2011). Autrement dit, tout le challenge d’un producteur de webdoc repose sur sa faculté à donner l’illusion du choix à un public néanmoins captif d’une trame narrative aux ramifications certes plus étendues, plus complexes et aux points d’entrée plus nombreux, mais dont le cadre reste très scripté. Est-ce là, la notion que l’utilisateur se fait de l’interactivité ?

Gaudenzi, compare la navigation au sein du webdoc à un voyage en autostop (grâce à l’hypertexte). Rien ne garantit que l’on aille au bout de l’expérience, ni même que l’expérience elle-même sera intéressante. En fait, tout repose sur l’idée que le voyage est intéressant (pas sa destination) et que le spectateur prendra plus plaisir à effectuer ce voyage plutôt qu’à en découvrir la finalité. Tout l’argumentaire de la chercheuse italienne, consiste en ce que le web documentaire n’est plus conduit par une Logique informative — qui offre selon Bill Nichols un point de vue au documentaire —, mais par une Logique interactive, qui s’étend au-delà de la simple navigation au sein d’un espace contraint en proposant d’engager le public à divers degrés dans le webdoc.

Au cours de sa thèse, S.Gaudenzi explore la notion d’interactivité en s’appuyant sur les travaux de cybernéticiens américains, qui dans les années 70 durant la seconde grande vague de la cybernétique, ont mis en avant les caractéristiques de l’interaction. Pour faire court, il en ressort que l’observateur modifie celui qu’il observe qui à son tour modifie son comportement, créant ainsi une boucle où l’observé et l’observateur interagissent.

Transposé au webdoc, de quoi s’agit-il ? Considérons le webdoc comme un message exposé au monde (output), et l’action que pourrait avoir un visiteur sur le produit final, l’interaction (input). On s’aperçoit que les structures narratives actuelles des webdocs, leur processus de production, les solutions « d’interactions » proposés aux visiteurs, comme leurs méthodes de diffusion n’autorisent pas l’input du spectateur. Si des tentatives d’interactivité plus profondes sont proposées à travers les forums, Updt : ou si la possibilité de soumettre des vidéos en réaction à une thématique posée vient renforcer le dispositif interactif de « Prison Valley », la seule intégration des outils sociaux dans la très grande majorité des autres productions reste encore un effort modeste. L’explication vient en partie de l’héritage lourd du documentaire, qui même transposé au web reste imprégné de cette notion de paternité vis-à-vis de l’œuvre. Par ailleurs, la reprise des codes classiques hérités du cinéma corrompt l’idée même d’innovation et du développement d’un langage nouveau. Si nouveauté il y a, elle ne peut ressembler à une vague amélioration, mais bien à une profonde révolution intellectuelle et culturelle qui se doit d’accompagner le mouvement largement entame ces deux dernières années. C’est en effet désormais dans l’interactivité, dans la capacité du public à pouvoir s’engager que reposent les bases d’un nouveau type de narration. Facebook, Twitter, the Huffington Post, Wikipédia ou Spot.us et leur système de crowdsourcing, Kickstarter ou Ulule à travers le crowfunding, favorisent l’émergence de nouvelles techniques de collaboration et de financement. Ce que Clay Shirky nomme le « Cognitive Surplus » et qui pousse les individus à collaborer à des projets sans contrepartie financière, cet ensemble de tendances qui prolifèrent et changent notre rapport aux choses du réel ne peut épargner la façon dont les auteurs de webdocs envisagent leurs productions. Il semble donc bienvenu de revoir la nomenclature en abandonnant la terminologie « webdoc » au profit d’ « idoc » (interactive documentary) afin d’intégrer la voix d’un public que l’on ne pourra de toute façon plus ignorer.

S.Gaudenzi propose dans son étude de définir trois niveaux d’interactivité : un niveau semi-fermé (ou le public peut naviguer, mais pas modifier le contenu) un niveau semi-ouvert (ou l’utilisateur participe, mais ne modifie pas la structure narrative finale) et un niveau complètement ouvert (ou l’utilisateur et le documentaire interactif changent et s’adaptent constamment l’un à l’autre). Trois niveaux, pour trois expérimentations différentes.

« The Age of Stupid » réalisé par Franny Armstrong et produit par Lizzie Gillett est probablement le premier et le meilleur exemple d’idoc (excepté pour la dimension « web »). Du financement — 450 000 £ réunit via crowdfunding après de 223 donateurs — en passant par l’editing final du film — sur lequel les donateurs ont pu s’exprimer via projections privées — jusqu’à la distribution — gratuite sur internet via le site spannerfilms.net — tout a été fait pour autoriser une participation massive du public. Une communauté forte et engagée s’est créée autour du film et de sa réalisatrice pour aboutir à des actions concrètes de sensibilisation du public au réchauffement climatique. Le « Making of » du documentaire montre très bien les efforts considérables d’une telle stratégie, mais le documentaire semble avoir atteint ses objectifs tant du point de vue économique qu’artistique et populaire.

Second exemple It get’s Better”. Le site, créé par Dan Savage en septembre 2010 après le suicide du jeune Billy Lucas aux États-Unis après qu’il eut été constamment harcelé à propos de son homosexualité, réuni aujourd’hui près de 10 000 vidéos de témoignages de soutien aux jeunes gays victimes des mêmes harcèlements aux U.S. Certaines d’entre-elles proviennent de célébrités telles Justin Bieber, Dane Cook ou de politiciens comme le Président américain, B.Obama, Joe Biden ou Hillary Clinton. Si le projet n’est pas à proprement parler un documentaire, il répond en revanche tout à fait aux critères de l’idoc. Le point de vue de l’auteur (Dan Savage) est respecté à travers l’ensemble du site, mais complété, enrichi et développé par les contributions de chacun des 10 000 intervenants, les plus célèbres d’entre eux incitant par l’exemple le témoignage des plus anonymes. L’ensemble forme un documentaire interactif, ou chacun peut contribuer, évoluant avec le temps, sur les conditions de vie des jeunes homosexuels aux États-Unis.

UPDATE : Dans le même esprit collaboratif/interactif, le projet Life in a Day dirigé par Kevin Macdonald et édité par Joe Walker, réunissant près de 5000 heures de rushs vidéo soumis par une pléthore d’amateur. McDonald explique dans une vidéo du « Making of » l’extraordinaire liberté que permet cette interaction tout en soulignant dans le même temps comment l’accumulation du matériel envoyé avait construit son propre editing. Un exemple d’interaction qui complète le propos de Gaudenzi.

Sandra Gaudenzi l’exprime très bien : « Le documentaire interactif sera vu comme un être vivant en relation avec son environnement à travers différents modes d’interaction ». Il est tout à fait possible dès à présent d’embrasser ce système de classification à trois branches pour donner un cadre de réflexion et de progression plus claire à l’ensemble des professionnels tentes par l’aventure du documentaire interactif. En extrapolant, il n’est pas impossible d’imaginer dans les années à venir un système de charte indiquant au public à quel degré d’interactivité l’idoc se place et créer ainsi une lecture compréhensible de ce nouveau type de narration. Un système encourageant à la fois la découverte de nouvelles histoires, mais l’engagement à les suivre et/ou les alimenter.

Je suis intimement convaincu que nous ne faisons pas simplement face à un problème d’étymologie, mais bien à un challenge qui doit nous forcer à repenser notre rapport au monde et au public. Nous devons apprendre à mettre au service du public nos talents de narrateurs et participer à leur côté, à améliorer la compréhension de notre monde. Les mots ne sont importants que s’ils ont du sens, et il me semble aujourd’hui que l’idoc et ce qu’elle recouvre comme notions constituent une des clefs évolutives de la narration interactive sur Internet.

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.