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Vidéo, bonne ou mauvaise stratégie pour les éditeurs?

Dans un récent rapport publié en décembre dernier (2016), Parse.ly parvient à casser les idées reçues sur les  formats de post favorisant le plus d’engagement pour un site. Vous avez probablement deviné le résultat de cette étude grâce au titre de ce post, la vidéo s’efface largement devant le longform et les slideshows. 


Depuis quelques années les éditeurs se précipitent en masse sur la vidéo. C’est « LE » nouveau truc à la mode dans les rédactions. Peu importe la qualité, il ne s’agit pas ici d’inventer un format narratif adapté au web (comme a pu le faire par exemple AJ+), mais de reproduire in extenso l’expérience TV « à la papa ». Une expérience chère à la génération X et aux Baby-Boomers (Cf Le figaro TV ou Le Parisien dans un autre style) qui permet de diffuser de la pub en pré-roll. Vous savez, ces spots que vous êtes OBLIGÉ de regarder pendant 15 secondes avant d’accéder au véritable contenu. L’objectif des éditeurs semble limpide, augmenter la visibilité des contenus et les revenus indirects.

La vidéo, truc de publicitaires…?

Alors comment la vidéo est-elle devenu ce format dont plus personne ne peux se passer ? Première chose, dès 2013 l’IAB (Interactive Advertising Bureau) souligne l’importance de la vidéo dans les stratégies marketing et le placement publicitaire. En fait, Daryl Simm, CEO d’Omnicom Group conseille même dans un article du Washington Post de reporter près de 10 à 20 % du budget publicitaire annuel dévolu à la TV sur la partie vidéo online, et ce pour augmenter les revenus. L’Eldorado digital vient d’être découvert, c’est la ruée vers l’or.

Trois ans plus tard, la recommandation a porté ses fruits. L’augmentation des revenus de la pub en ligne est colossale, passant de près de 28 milliards en 2013 à un peu moins de 60 milliards de dollars en 2015. La quasi totalité des revenus pub sont trustés par Google et bien sûr Facebook. Depuis près de 2015, l’entreprise américaine a déployé une stratégie particulièrement virulente pour conquérir des parts de marché et concurrencer YouTube (Google) sur son propre créneau. Le segment de la pub vidéo en ligne est largement disputé. De nouveaux acteurs entrent en jeu, Snapchat, Periscope, Instagram et l’enjeu est énorme : récupérer les dollars de la pub TV qui ne rencontre plus le succès escompté auprès des jeunes générations.

Le modèle de revenus de Facebook sur la pub vidéo semble rencontrer un certain succès et il est certain que ce type de contenu sera de plus en plus présent sur nos murs et dans nos flux. Fort à parier notamment que les partenariats avec des éditeurs tiers vont se nouer dans les mois et années à venir afin d’obtenir l’exclusivité de diffusion et développer un modèle de revenus viable. Des partenariats qui vont transférer la valeur des contenus des éditeurs à Facebook lui-même. 

…ou bonne opération pour les éditeurs ?

Pour certains, comme Cenk Uygur, créateur et présentateur de la chaine YouTube « The Young Turks », le développement de la vidéo sur Facebook semble une très bonne nouvelle. En 1 journée, un simple commentaire vidéo intitulé « Teachers Sent to Jail FOR DECADES. » a par exemple totalisé près de 15 millions de vues le réseau de Zuckerberg. Une exposition décuplée pour cette chaîne YouTube américaine d’information orientée “Démocrates” qui, désormais, investit massivement sur le réseau de Zuckerberg.

Ce scénario, beaucoup d”éditeurs web tentent de le reproduire. Les sites comme Attn :, Nowthis, Upworthy s’inspirent du style court et percutant des vidéos d’AJ+, d’autres lancent leurs rendez-vous “Live”. Là encore, l’objectif consiste à capter et développer une communauté autour de ces contenus. L’analyse est imparable, autant éviter de déplacer des montagnes pour faire bouger les gens de Facebook à sa propre plateforme, quand on peut directement les rencontrer sur Facebook

L’engouement pour la vidéo et ses revenus potentiels attire évidemment les éditeurs en recherche de cash. Depuis 2015, la société de Zuckerberg déclare régulièrement son intention de partager des revenus publicitaires avec les producteurs de contenus, mais pour l’instant, le modèle tient plus du “Produisez d’abord, nous paierons plus tard”. La fonction Facebook Live, depuis son introduction, séduit énormément et là encore, nombre d’éditeurs attendent de voir une possibilité de revenus se profiler.

Il faut noter que ces revenus sont de plus en plus corrélés à l’engagement des utilisateurs, c’est à dire au temps passé sur une vidéo. Là, il y a un hic. L’engagement n’est peut-être pas toujours tout à fait au rendez-vous, malgré quelques “success stories”. Facebook (toujours lui) a avoué en fin d’année 2016 que le trafic des vidéos avait été largement exagéré. Et pas qu’un peu! De 60 à 80 %… Autant dire que nombre d’annonceurs sur Madison Avenue se sont étranglés avec leur bagel, le matin en lisant la nouvelle. Je ne parle même pas des éditeurs…

Engagement et vidéo.

Parse.ly, une société spécialisée dans la mesure des audiences sur le web et leur engagement, vient de lancer un petit pavé dans la marre. Entre 2014 et 2016, ils ont réalisé une étude sur le temps passé sur les contenus de leurs clients. Près de 700 éditeurs de contenu, dont Condé Nast, The Daily News, The New York Post, The Huffington Post, Slate, Mashable ou Gizmodo sont observés à la loupe selon une méthodologie précise.

Cinq formats ont été étudiés :

  • Le post normal, sans multimédia, de 200 à 600 mots.
  • Le longform (+ de 1000 mots sans multimédia).
  • Le shortform (– de 200 mots sans multimédia).
  • La vidéo (avec un contenu de moins de 200 mots).
  • Le slideshow (une sorte de diaporama).

Le résultat est édifiant. La vidéo — pourtant au cœur de toutes les stratégies éditoriales des grandes rédactions — se place largement derrière le longform (voir schéma ci-dessus) et même le slideshow. Pire, elle engagerait 30 % d’audience en moins qu’un post classique. Pas terrible pour le format censé sauver les médias online de l’asphyxie économique. 

Selon Parse.ly, plusieurs explications à cette mauvaise performance seraient possibles. Première hypothèse, la lecture automatique des vidéos qui détourneraient les visiteurs souhaitant plutôt « lire » un contenu que de regarder une vidéo. Seconde hypothèse, la lenteur des réseaux (notamment mobiles) qui allongeraient considérablement les temps de chargement des vidéos. Le contenu n’étant pas immédiatement disponible, les visiteurs partiraient naviguer ailleurs sans même se retourner. 

Résultats, un trafic artificiellement en hausse, des résultats financiers encore incertains et des implications à long terme préoccupantes.

Des conséquences plus larges que l’engagement.

Les bénéfices du modèle de revenu tiré de la vidéo restent donc encore à être prouvés. Certes, lorsqu’on accumule plusieurs centaines de millions de vues, les revenus associés devraient – en toute logique – suivre rapidement. Il faut pourtant savoir que les modèles de revenus restent flous et à ce jour rien ne n’indique vraiment que le moindre dollar va tomber dans la poche des producteurs de contenus.

Par exemple, AJ+, soutenu par sa maison mère Al Jazeera, tient son succès au fort investissement de départ et à une production unique et novatrice. Celle-ci conçue pour chacun des réseaux où elle émet, permet sur Facebook de réunir 8,314,956 likes. Jigar Metah, Responsable de l’engagement chez AJ+, concède que l’idée est de créer une audience forte puis de voir avec Facebook ou  des annonceurs si un modèle de revenu peut être implémenté.

À l’instar d’AJ+, d’autres éditeurs ont abandonné l’idée même d’opérer à partir d’une plateforme. Désormais, ils diffusent directement leurs contenus uniquement sur les plateformes tiers, déportant leurs canaux de revenus dans une sorte de deal pervers : rejoindre le côté obscur de la force (Facebook) et espérer gagner quelques clopinettes et de la renommée ou mourir dans l’anonymat. Dernière expérience en date, Explicite.

Une très belle initiative montée par d’anciens journalistes d’i>Télé, dont le crédo est de diffuser l’info où les internautes se trouvent, c’est à dire directement sur Facebook (mais aussi Twitter et Instagram). L’hypothèse d’un média sur abonnement a bien été évoquée lors de la conférence de presse de lancement, mais en remettant la diffusion de ses contenus entre les mains de toutes les plateformes sauf la sienne, on voit mal comment s’articulerait un tel modèle.

Pas certain que les éditeurs s’en sortent. Le deal « contenu contre revenus » pourrait être même plus coûteux que prévu si aucun accord ne voit le jour. Tout se joue donc sur la partie diffusion et agrégation de communauté autour d’une marque valorisée.

L’engouement pour la vidéo — et pour ses revenus potentiels — marque un effort louable de la part des médias online de trouver une forme de revenu qui puisse soutenir leurs activités. La stratégie choisie n’en est pas moins inquiétante puisqu’il s’agit de déléguer la souveraineté d’une marque sur ses canaux de distribution et de revenus au profit d’une entité tierce.

Des enjeux de taille.

La vidéo est reine, mais la vidéo coûte cher et jusque là, rien n’indique que Facebook (ni Google) ait mis en place les mécanismes nécessaires à une juste rémunération des producteurs de contenus. Il est donc assez risqué de leur part de parier sur un format dont les performances sont discutables, au détriment d’autres moins coûteux à produire, mais nettement plus efficaces en termes d’engagement. Déporter l’ensemble de ses productions sur des plateformes non contrôlées revient à s’éliminer toutes chances de maintenir stables leurs conditions d’utilisation et d’exploitation. Demain, rien n’interdit à Facebook d’intervenir sur ses algorithmes pour faire en sorte que tel ou tel contenu atteigne une audience moins large sans qu’un « boost » (1) n’ait été mis en place de la part de l’éditeur. Qui sera alors en mesure, après tant d’efforts et de travail, de se détourner d’une communauté difficilement acquise au fil des ans?

Aujourd’hui, la vidéo ou le longform, demain la réalité virtuelle ou la réalité augmentée, tous ces formats ont leurs avantages et leurs attraits. Leur choix constitue un enjeu de distribution, mais également un dilemme éthique et économique. Il s’agit de savoir comment transmettre une information au public le plus large, là où il se trouve, en exploitant les qualités du format sélectionné. Il s’agit également de monétiser ce contenu afin d’assurer l’indépendance de la presse en ligne et in fine l’exercice normal d’une démocratie saine.

Répondre à la pression d’actionnaires, d’annonceurs ou au dernier buzzword entendu dans le dernier salon un peu à la mode, sans mener de réflexion sur l’impact à long terme sur la viabilité économique de ces formats mets une fois de plus en danger les éditeurs qui n’en n’ont pas besoin. Laisser ou pas Facebook, et plus largement, les GAFA (2), maitriser l’avenir économique de titres de presse numériques et ainsi dicter l’expression d’un contre-pouvoir démocratique dans la sphère publique est plus que dangereux.


 (1) : Une option payante sur Facebook permettant d’augmenter le « reach », c’est à dire le nombre de personnes sur le réseau atteint par le contenu.

(2): Google, Amazon, Facebook et Apple

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.