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5 points pour défendre l’UX design dans une rédaction

Beaucoup de ceux qui sont convaincus de l’utilité de l’UX design et du design thinking au sein des rédactions peinent à convaincre le plus grand nombre. Plus difficile encore, il arrive à certain de tomber sur un interlocuteur qui a déjà entendu parler d’UX design ou de design thinking, mais qui se fait une idée fausse de ce que ces méthodes impliquent. Quels sont les freins, quels arguments utiliser pour mieux faire passer la pilule ? Petit tour d’horizon.  

Les médias sont à la recherche constante de LA solution qui va sauver leur navire du naufrage. Petites œuvres multimédias (POM), webdocs, longforms, infographies et data-visualisations, narration transmedia, brand content, contenus « mobile first », réalité virtuelle (VR) ou réalité augmentée (AR), data-journalisme… à chaque année sa mode. Certains ouvrent des « labs », testent ces formats, parviennent à en réaliser quelques-uns, puis la saison change et il est temps de passer à autre chose.

Ce que j’ai retenu de ces expérimentations c’est qu’elles se confrontent toutes aux mêmes problèmes :

  1. Les formats sont réalisés de façon empirique, en mode R et D (recherche et développement), par une petite équipe extrêmement motivée, mais peu soutenue, regroupée le plus souvent au sein d’un « Lab ». Parfois, cette équipe est même un peu mise en marge de la rédaction et développe ses projets sur un temps de travail « bonus ».
  2. La culture de la rédaction, son fonctionnement, ses méthodes de travail ne s’adaptent pas à la création de ces formats « innovants », ce sont les équipes en charge de ces formats qui doivent composer avec l’existant.

Bien sûr, d’autres paramètres peuvent entrer en ligne de compte, mais ces deux-là me semblent particulièrement bloquants. Bloquants pourquoi ? Parce qu’en confiant la réalisation de ces nouveaux formats à une équipe de gens très motivés sans adapter l’environnement deux phénomènes se produisent :

  1. Au bout d’un moment plus ou moins long, l’équipe a tendance à se replier sur elle pour conserver son énergie, travailler sereinement et échapper aux critiques ou au scepticisme des autres collègues restés en dehors. Petit à petit, elle produit du savoir en interne, apprends de plus en plus et crée un gap de connaissance chaque fois de plus en plus grand par rapport au reste de la rédaction. Même si l’équipe « Lab » tente d’évangéliser le reste de la rédaction, cette dernière aura tendance à se protéger de ce qui semble être une aventure de salariés un peu isolés par peur d’être blâmés pour d’éventuelles erreurs. Au fil du temps, sans percolation probante de ces « Labs » au sein de la rédaction, les initiatives sont abandonnées, les budgets retirés, c’est l’épuisement et la fermeture ou le végêtement.
  2. En ne changeant pas l’environnement, c’est tout le travail d’innovation mené par l’équipe « Lab » qui se développe hors sol, sans connexion avec le réel. Sans acculturation « massivement obligatoire » de toutes les équipes rédactionnelles, sans redesign des plateaux, des workflows et des hiérarchies et sans soutien des managers, l’innovation développée dans un coin ne pourra être comprise, testée, adoptée et dupliquée industriellement.

Pour que s’épanouisse un véritable esprit d’innovation au sein des rédactions qui ne sont pas déjà nativement portées vers ce type de méthodes, il faut considérer l’écosystème dans son ensemble. C’est dès la création de ces « Labs » qu’il faut en comprendre la portée profondément disruptive sur l’ensemble du média et encourager les adaptations rapides aux besoins formulés. Il faut décloisonner les « Labs ». Montrer des lieux ouverts à tous, proposer des échanges, de la formation libre (en chair et en os ou en ligne), rentrer dans la rédaction et ne pas rester à côté. Il s’agit d’en faire un enjeu de survie pour tous les membres de l’équipe rédactionnelle, en créant un lieu où chacun pourra progresser sur les questions qui le taraudent sans jugement ni risques.
Bien entendu, tout le monde n’est pas prompt au changement et certains préfèrent le statu quo plus sécurisant. Sans les pointer du doigt, il est donc nécessaire de les amener à comprendre que le danger de l’immobilisme l’emporte sur celui de l’expérience.

1 — L’acculturation est vitale

Il n’est pas rare de croiser à l’occasion d’ateliers créatifs ou d’hackathon quelques participants qui n’auront pas effectué la moindre recherche, googlé la moindre notion ou vu le moindre site un peu à la pointe pour s’inspirer. En vérité, cette acculturation, ce « benchmark » essentiel n’est quasi jamais effectué. Comme si disposer de références pour construire sa réflexion n’était pas en soi quelque chose de suffisamment noble pour qu’on s’y penche. Comme le musicien connait ses gammes, le journaliste digital doit connaitre ses classiques. Mettre en place une veille conséquente semble donc indispensable. Si vous êtes à court d’inspiration ou que vous ne savez pas où chercher, jetez un coup d’œil à Awwwards, le CSS Design Award, Hixle ou encore le site FWA. Vous y trouverez les plus belles réalisations du moment. Pour les créations très innovantes, allez jeter un coup d’œil sur le site Docubase du MIT. Vous trouverez également sur le Pinterest de journalism.design toute une collection de projets dingues, mis à jour le plus souvent possible.

2 — Connaitre (rencontrer) son public

Il n’est pas rare d’entendre certains journalistes affirmer qu’ils connaissent très bien leur public. « Notre public cible ? Les 15-25 ans ! » Qu’y a-t-il de commun entre un jeune garçon de 15 ans vivant chez ses parents et un jeune homme de 25 ans en couple sur le point d’avoir un enfant ? Rien. Et puis quid de leurs habitudes de consommation de l’information, de l’équipement dont ils disposent, de leurs questionnements, de leurs handicaps, etc. ? Nous construisons tous des certitudes à propos de nos congénères et pourtant l’examen précis de cas concrets contredit souvent nos préjugés. La recherche utilisateur prend tout son sens lorsqu’on entame un véritable travail sur l’expérience utilisateur. Les seules études de marché ne suffisent pas. Il a été par ailleurs démontré que les panels ont tendance à ne pas répondre honnêtement aux questions qui leur sont posées. Rencontrer son public, lui parler en tête à tête, ÉCOUTER, tout cela permet de construire des personas fiables, ces personnages fictifs qui regroupent précisément les caractéristiques fines d’un public cible. Ils nous donnent un vecteur sur lequel appuyer les projets et permettent de rencontrer les véritables besoins utilisateurs.

3 — Définir un objectif mesurable

L’écoute active de son public cible permet de déterminer quelle problématique va tenter de régler le projet sur lequel l’équipe travaille. Mais comment vérifier que tout le travail effectué ne tomba pas à plat ? Il faut se poser la question des objectifs mesurables. Quels seront les paramètres qui nous informeront de la réussite du format, du contenu, du produit créé ? Nombre de clics, nombre de visites, nombre de questions posées en commentaire, nombre de contribution, temps passé sur le projet en question, profondeur de l’engagement, transformation en abonnement… les indicateurs de performance sont nombreux et il s’agit de les choisir correctement en fonction de ses objectifs éditoriaux. En travaillant l’UX sur l’ensemble des facettes d’un projet éditorial, on peut donc agir sur différents aspects de ce projet et en améliorer sensiblement la portée. Il ne s’agit pas de questionner l’angle du sujet traité en le passant sous les fourches caudines de l’UX, mais bien de faire en sorte que l’ensemble du projet soit fabriqué de façon à optimiser la portée de cet angle. Par exemple, travailler un papier de 24 000 signes ou plus sur l’évasion fiscale sans veiller à ce que le format soit attractif pour une majorité de son public, c’est se priver d’importantes opportunités d’atteindre un public rétif aux longs formats de ce type. En optimisant le format et la narration et en se fixant quelques objectifs mesurables, il sera plus facile la fois d’après d’améliorer le format et voir ce qui a fonctionné ou pas. Au fond, il s’agit d’éliminer au maximum les facteurs d’incertitudes de réussite d’un projet éditorial.

4 — Perdre du temps en amont pour en gagner en aval

Processus itératif par excellence, l’UX design demande qu’on répète le cycle « recherche, idéation, prototypage, test » plusieurs fois afin d’affiner le projet au plus près du besoin du public cible. Première victime des contraintes internes (un chef trop pressé, une deadline trop proche, et puis « who cares ? ») : la recherche, c’est à dire la phase de rencontre avec son public. Pourtant essentielle à une bonne compréhension des problématiques rencontrées, la partie « recherche » reste clef pour affirmer sans honte que l’approche utilisée est parfaitement centrée sur l’utilisateur final. Si à chacune des phases les parties prenantes (rédacteur, graphiste, développeur, chef produit) sont au rendez-vous, le projet n’a pas de raison de trainer en longueur. Et il aura toutes les chances d’être un succès. En revanche, si les étapes sont précipitées ou carrément supprimées, attendez-vous à devoir gérer les aller-retour de validation incessants, les discussions sans fin sur la couleur des boutons et du papier peint.

5 — Tester pour être certain de ne rien oublier

La raison d’être du test utilisateur est de parfaire l’expérience afin de maximiser le « plaisir du public cible ». Il faut bien comprendre que ce que nous pensons être une expérience satisfaisante ne l’est peut-être pas pour notre voisin. Ne pas se soucier de son ressenti c’est considérer — à tort — que le point de vue de notre voisin vaut moins que le nôtre. Cette sorte de condescendance n’est gère productive et ne fait qu’aggraver la relation de confiance entre journalistes/médias et le public. Il s’agit donc, tout au long de la conception, de tester le ressenti du public ciblé pour être certain de ne pas lui proposer une expérience déceptive, qui entrave sa compréhension du sujet proposé et maximise son engagement.

Au fil des workshops que j’ai pu animer, les projets auxquels j’ai pu collaborer, ces 5 points me sont apparus comme étant essentiels. N’hésitez pas à me faire part de vos points de désaccord ou de votre expérience en la matière dans la section commentaire plus bas. S’il vous manque quelques ressources pour aborder le design thinking, n’hésitez pas à faire un tour du côté de cet article “Design Thinking : un guide et des liens pour bien commencer ».
Dernier point, UX for News, groupement de professionnels des médias et du design que j’ai le plaisir de coanimer avec les amis Flavien Plouzennec et Jérémie Poiroux sera présent au News Impact Summit de Paris le 25 juin prochain. Thème de cette réunion pro : « Powering Journalism with Design ». Tout un programme ! N’hésitez pas à vous inscrire à l’évènement.

Gerald Holubowicz
https://geraldholubowi.cz
Ancien photojournaliste et web-documentariste primé, je travaille désormais comme chef de produit spécialisé en innovation éditoriale. J’ai notamment collaboré avec le journal Libération, les éditions Condé Nast, le pure player Spicee et le Groupe les Échos/le Parisien. À travers mon site journalism. design, j’écris sur le futur des médias et étudie l’impact des réalités synthétiques — notamment les deepfakes — sur la fabrique de l’information. Après 10 ans d’interventions régulières auprès des principales écoles de journalisme reconnues, j’interviens désormais à l’École de Journalisme et au Centre des Médias de Sciences Po à Paris.